« Tu connais ton père », c’est souvent ainsi que la mère console Émile des coups et humiliations balancés par le père. Non, Émile ne connaît pas vraiment son père. Il croit tout ce qu’il raconte : c’est un héros tout- terrain à qui la France doit presque tout et qui pourtant le méprise. On n’arrête pas de lui piquer ses idées : « Ah, les cons ! » Il en veut une paille à de Gaulle, son ami si proche, qui l’a trahi avec l’Algérie. Il a été agent secret, footballeur, judoka, et même Compagnon de la chanson. En attendant, il traîne ses chaussons sur le sol de l’appartement, tandis que la mère, de plus en plus transparente, continue d’éplucher les légumes pour la soupe du soir. Pendant qu’on commence à étouffer, Émile se prend d’admiration pour ce père qui va l’entraîner pendant un temps à être un agent de l’OAS. Et peut-être même tuer de Gaulle ! Et lui présenter Ted, un agent de la CIA ou de l’OAS, on ne sait plus, et dont Émile serait le filleul. Il connaît Kennedy ! La mère n’a pas bien l’air au courant, mais elle joue le jeu. Laconiquement. L’auteur écrit à hauteur d’enfance et ça fait un mal de chien de le voir s’amouracher de ce père mythomane. On a envie de reprendre le doux nom que ce dernier lui attribue : Conneau. Hey, Conneau, barre-toi ! Il y a dans ce livre là douleur et le mystère irréel de ce lien à nos parents. L’écriture est comme toujours, chez Sorj Chalandon, magnifique, riche, gorgée de chair. On dit qu’ici Chalandon – délivré par la mort de son père – a enfin écrit sa propre histoire. Je ne sais pas si j’aime le savoir.
Profession du père, de Sorj chalandon. éd. Grasset, 320 pages, 19 euros.
Publié dans Causette # 60 – Octobre 2015