Tu es mort et re-mort. Peu de toi dans les médias. T’étais moins star que Cabu, Wolinski, Charb ou Tignous. Et tu sais bien que ça n’est pas leur faute, c’est pas eux qui ont voulu ça, c’est ainsi. C’est la fabrique de l’info qui parfois disjoncte. J’espère que tu n’es pas trop peiné. Mais je crois bien que ta fille, Hélène, et tes amis le sont beaucoup. Ajouter du chagrin au chagrin, c’est pas très malin.
Sur la façade de la mairie de Montreuil, tu n’apparais pas: quatre visages sourient et pas toi. Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas le courage de les appeler et j’ai aussi trop peur d’en- tendre « ça n’entrait pas ». C’est vrai, tu étais très grand ! Honoré, tu es un dessinateur lent, tu n’as pas la répartie immédiate, insolente, parfois crue et efficace des quatre autres. Toi, tu prends le temps et ton langage est châtié, tes mots choisis, tu es un gourmet de la langue. Tu ne parles pas de cul. Tu aimes raconter des histoires. La petite histoire, la grande, peu importe. Avec toi, tout est passionnant. Avec toi, je n’ai jamais honte et t’avoue que je n’y connais rien sur tel sujet, alors tu m’expliques, tu prends le temps, tu reconstitues, et tu ne trouves aucune de mes questions idiotes. Alors, chaque fois, je me sens moins bête. Je pourrais dire que tous les Charlie avaient cette délicatesse de la transmission, mais avec toi, c’était toujours mieux.
J’aimais tes yeux bleus, leur douceur, les éclairs de rire qui les traversaient… Parfois, un voile de pudeur quand je te faisais un compliment. J’aimais à la fois ta puissance et ce petit côté coquet désuet qui a peut-être échappé à beaucoup: je t’ai surpris en train de te recoiffer dans la vitrine du magasin voisin avant de franchir notre entrée. J’avais souri et ne t’ai rien dit. J’ai pensé que cette grande mèche devait te poser bien des problèmes par jour de grand vent. Et puis aussi, une fois, tu m’avais dit ton âge, j’avais dû crier : « Incroyable ! tu fais beaucoup plus jeune. » Et c’était vrai. Pendant quelques secondes, j’ai eu devant moi le petit garçon Honoré, le fils d’épicier, fier de son effet. Malicieux.
Que je t’aimais! Tu m’apprenais à déchiffrer tes rébus littéraires. Je me souviens aussi que tu m’avais expliqué qu’en fait Kafka était un écrivain très drôle. Devant mon air éberlué et tout excité par l’effet de cette révélation, tu m’avais expliqué qu’en fait c’était le traducteur qui avait déconné… Flûte, je ne me souviens plus de la suite. Flûte, je sais que c’est un problème de traduction, et je ne sais plus si ça a été retraduit ou pas. Si quelqu’un sait, qu’il me le dise. J’ai oublié. J’attendais tes vœux d’ici un mois ou deux. Je les collection- nais. Tu arrivais après tout le monde, tu étais un homme lent. Parce qu’il faut prendre le temps. Le temps de l’amour, de l’amitié, de la lecture, de la marche… Le temps d’apprendre à vivre, en fait. Aragon a ajouté : « Il est déjà trop tard. » Non, je ne crois pas que ça s’adresse à toi, je crois que tu as appris à vivre très tôt. À bien vivre et à profiter de chaque chose minus- cule d’aussi intense façon que les événements majeurs d’une vie. Et, au firmament de ceux-ci, ta fille, Hélène, avec laquelle tu as pris le temps de l’amour. Là encore, quand tu parlais d’elle, tu tâchais de refréner ta fierté et tes sentiments, mais tes yeux faisaient la boule à facettes et pétillaient de mille feux. Ça y est, je te vois rire, secouant tes épaules et recoiffant ta mèche. C’est la boule à facettes qui te fait rire, non ?
Honoré, embrasse-les tous là-haut pour moi. J’imagine le boxon que c’est, Elsa doit avoir du boulot. Et je vous imagine Mustapha et toi, un peu à l’écart, plongés dans de longues
conversations. Tout ce que tu auras à me raconter quand nous nous rejoindrons…
Bah, ça sert à rien de dire ça, on sait bien que Dieu n’existe pas. Vous en êtes la preuve. La preuve par 17.
Je t’embrasse fort.
Photo : Karin Crona (Le dessinateur Willem à l’arrière plan).
Publié dans Causette #53 – Février 2015