“Chacun de nos films raconte en fait la même histoire : la libération de quelqu’un grâce à l’amitié et à l’art.” 1 On se souvient de “Louise-Michel” (2008) ou de “Mammuth” (2010) où des personnages de guingois, dans un univers de seconde zone, vont soudain reprendre leur vie en main. Dans “Le Grand Soir”, leur cinquième film, Benoît Delépine et Gustave Kervern 2 continuent d’explorer l’individu seul face à une société déshumanisée et de s’émerveiller de ces petites étincelles qui permettent d’y survivre. Ici, c’est à la métamorphose de Jean-Pierre que l’on va assister. Avec un punk à chien dans le rôle du dalaï-lama.*
Dans une zone commerciale, les Bonzini (Brigitte Fontaine et Areski Belkacem) épluchent des pommes de terre. Ils ont un restaurant, La Pataterie , mais surtout deux grands fils, quadragénaires assez encombrants. Not (Benoît Poelvoorde) qui s’autoproclame « le plus vieux punk à chien d’Europe » et Jean-Pierre (Albert Dupontel), vendeur appliqué en literie qui aime être « aux normes ». Tout les sépare, jusqu’à ce que Jean-Pierre soit viré de son entreprise. La rage et le sentiment d’injustice vont rapprocher les deux frères. Not va « libérer du joug de l’emploi » Jean-Pierre et l’initier à la rebelle attitude. Jean-Pierre devient Dead. Not et Dead veulent changer le monde, ils veulent leur révolution, leur grand soir, leur printemps arabe. Pour cela, ils iront jusqu’à l’immolation. « On n’est pas plus cons qu’un vendeur de légumes, non ? » Si, un peu. Mais chuuuut ! On ne vous raconte pas la suite. Ce serait de la cruauté.
C’est une comédie grinçante, road-movie philosophico-punk, qui serpente dans les dédales bétonnés d’une zone commerciale. À la périphérie de la ville et de l’humanité. Images percutantes. Solitude, chariots de supermarché, errances imbibées sur fond de nuits à la belle étoile, d’incendies de poubelles et de musique à faire pogoter les morts. « Les punks à chien, théorise Benoît Delépine, ce sont les clochards célestes d’aujourd’hui. »
Casting explosif
Le casting est à la hauteur de ces « clochards célestes » : Yolande Moreau, Bouli Lanners, Depardieu (qui lit l’avenir dans l’eau-de-vie), Noël Godin, Miss Ming… Toute « la famille » Delépine-Kervern est là. Comme autant de grigris, de porte-bonheurs. Des anges gardiens dont la chanteuse Brigitte Fontaine a failli ne pas être. Celle qui pulvérise l’écran plus qu’elle ne le crève a d’abord refusé le scénario, ne voulant jouer qu’un seul rôle dans sa vie, celui « d’une sorcière qui fume dans une forêt bretonne ». Qu’à cela ne tienne, les deux réalisateurs lui envoient un nouveau scénario substituant simplement l’expression « sorcière qui fume, etc. » au mot « mère ». Miracle sémantique, Fontaine adore ! Son compagnon de toujours, Areski, interprétera son mari. C’est plus sûr. Et, on ne s’y attendait pas, mais Areski joue bien. Son personnage de père tendre un peu aware, post-AVC, est émouvant.
Restait à réunir deux autres fortes têtes : Poelvoorde et Dupontel. Débuts un peu frais, deux tempéraments sous haute tension qui vont se flairer tout en se vouant une admiration mutuelle. Delépine est fier : « Comment deux acteurs pareils, même âge et même goût pour l’humour noir, ont pu attendre vingt ans pour jouer ensemble ? On aura au moins réussi ça ! » Pas que.
Quelques dizaines de scènes inoubliables émaillent Le Grand Soir : les pogos de
Poelvoorde pendant les concerts des Wampas, un déjeuner en famille surréaliste où les deux frères soliloquent de concert sous le regard stoïque du père, le pétage de plomb de Dupontel, bien sûr l’immolation au rayon frais (non, on ne dit toujours pas la fin) et les échanges existentiels sur la vie et le temps entre Not et Dead. « C’est pas facile d’être libre, j’en bave, tu sais », souffle Not à Dead dans un élan de confidence fraternelle. Il n’y aura peut-être pas de grand soir, mais faisons gaffe aux petits matins trop blafards.
Le Grand Soir, de Gustave Kervern et Benoît Delépine. Sélection officielle « Un certain regard », au Festival de Cannes 2012. Sortie le 6 juin.
Publié dans Causette #25 – juin 2012