“Chroniques sexuelles d’une famille d’aujourd’hui” : voilà un film jouissif ! Au propre et au figuré car,avouons-le, on sort de la projection avec un léger et très agréable chatouillement dans le bas-ventre.Ça devrait être la fête sous la couette, et ça fait du bien ! L’occasion de rencontrer – et de remercier –les auteurs et réalisateurs, Jean-Marc Barr et Pascal Arnold. C’est le sixième film en commun de ces deux jeunes quinquagénaires qui ne se lassent pas de questionner, de confronter la sexualité et la liberté. La plupart du temps, sur le mode dramatique. Ici, ils ont décidé, avec une ouverture fraîche sur le monde, de revisiter “la grammaire filmique du porno”. Rien de glauque, que du plaisir et de la joie. Un “porno” pour toute la famille. Rien que ça !
Voilà deux gars qui n’auraient pas dû se plaire autant. L’un, méconnu, Pascal Arnold, est un titi parisien pure souche tandis que l’autre, Jean-Marc Barr, vedette internationale, est un pur « produit » américain. Barr a la gueule du Ricain fantasmé, celui qui a dû défiler sur les Champs-Élysées, à la Libération, des chewing-gums et des capotes plein les poches. Pascal, lui, a dessiné sur sa gueule d’ange quelques traces d’une vie avalée précocement. Tandis que ce dernier expérimentait la liberté dès 12 ans, allait chaque jour au cinéma, lisait tout ce qui lui tombait sous la main et discutait capote avec sa mère, Jean-Marc, lui, voulait être un fils modèle : « Chez moi, on n’était pas très livres, on était plutôt Sport & Clean ! Jusqu’à 17 ans, je voulais tout faire pour faire plaisir à mes parents. C’étaient des gens bien, ils croyaient au système. » Tous deux, de souche paysanne, ont réussi à s’extraire de cette condition : Madeleine, sa maman française, infirmière, épouse l’Américain Lee Hal, surnommé « Cat », militaire à l’US Air Force. Un foyer dans lequel on s’aime, mais où « on ne questionnait pas. Il y avait l’Amérique et c’est tout ! » Il sera bon élève, capitaine de l’équipe de football, et fréquente assidûment l’église. Il rigole (Jean-Marc Barr rigole beaucoup et très fort, souvent en faisant tomber les cendres de sa cigarette dans le creux de sa main) : « J’étais même leader de mon youth group. J’étais un Américain idéal, j’avais la foi et j’ai même failli être curé ! Les prêtres m’ont sauvé de ma prêtrise. »
Échapper au formatage
Ah oui ! Mais grâce à un « heureux incident », sa prêtrise sera avortée en plein vol. Par hasard, en poussant une porte sans frapper, il découvre le curé, celui-là même qui le couvrait de honte quand il osait confesser ses émois sexuels, en pleine partie de jambes en l’air avec un surfeur. Il découvre alors l’hypocrisie et ses désastres. C’en est fini de la religion. En restera sans doute cet attrait profond pour la spiritualité. Au passage, remercions le Bon Dieu de s’être tiré une balle dans le pied et d’avoir remis cet homme sur notre route. Plus tard, son arrivée à Paris en 1979 fait exploser tous ces repères. « C’est là que j’ai découvert ça : j’avais été bridé. Devenir acteur était faire acte de révolte. Too Much Flesh [l’histoire d’un homme qui découvre la sexualité sur le tard, ndlr], c’est un peu mon histoire. » Il semble qu’aujourd’hui encore toutes ces géographies s’entrechoquent dans son esprit. Il sourit : « Je suis toujours en valise, mais je paie mes impôts en France. Je pense que j’habite ici. »
Culture et éducation radicalement différentes donc pour ces deux-là. Et si l’on sait moins de choses sur Pascal Arnold, moins disert sur son parcours que Jean-Marc, on sent le même désir d’échapper à la norme. Ces deux êtres « trop pleins de conscience » ont su se reconnaître autant dans leurs zones éclairées que dans leurs parties sombres. « Rien ni personne n’est noir ou blanc. » C’est, on le sent vraiment, vital pour l’un et l’autre. Ils veulent aussi défendre un art – le cinéma, pour eux en panne d’audace – qui a vocation d’interroger l’individu et la société. De donner à réfléchir, d’ouvrir les horizons de la pensée, d’échapper aux carcans qu’imposent la société et l’argent. Deux révoltés « tripaux » et efficaces. L’un et l’autre n’ont pas hésité à mettre leur talent au service d’une aventure : Toloda, leur maison de production, à l’équilibre financier toujours sur le fil du rasoir, alors que leurs talents personnels auraient largement suffi à les faire « bien vivre ». Pascal est un scénariste précieux et très recherché, que le cinéma s’arrache pour « l’aide aux scénarios » de nombreux films. Le chemin accompli par Jean-Marc Barr est également remarquable en ceci qu’il aurait pu se laisser « iconiser » par Le Grand Bleu (1988), dont le rôle était, pour lui, « celui d’un jeune homme qui a transféré son homosexualité sur un “gros poisson” »*. C’est vrai qu’il était mignon comme tout ce dauphin 🙂 L’acteur, lui, était devenu bankable, et objet de fantasmes pour les femmes et pour les hommes. Mais bof ! la célébrité et le fric, ça lui a plu moyen. Quelque chose n’allait pas. Il a préféré le cinéma de Lars Von Trier, avec qui il a tourné six films, et se donner à Toloda, tout en continuant à faire l’acteur, réinvestissant ainsi l’argent dans la création. C’est Pascal, qui aime les photos de Jean-Marc – « Acteur, c’est son métier. Photographe, c’est sa vie » –, qui lui a mis une caméra dans les mains. Jean-Marc laisse l’écriture à Pascal. Et vogue le bel et fol équipage ! Un duo de « filmakers », comme ils aiment à se définir, puissant, inventif, affranchi de préjugés.
La liberté dans toutes ses acceptions
Ils ne se ressemblent vraiment pas. L’un s’enrhume souvent, l’autre jamais. L’un est sédentaire, l’autre toujours la valise à la main, toujours en partance, et pourtant, ils forment un duo inséparable depuis bientôt vingt-cinq ans. Quand l’un parle, l’autre termine ses phrases. Ils se chamaillent sur les dates, rigolent à l’évocation de leurs souvenirs communs. Pascal traduit les expressions américaines de Jean-Marc en simultané, rectifie ses fautes de français, le cite dans le texte. Il écrit aussi des choses belles et énigmatiques : « Jean-Marc est américain, mais surtout californien. Il sourit tout le temps, il sourit pour deux. […] Il dit qu’en Californie, le jeu est de devenir comme une orange. »* Un peu abscons, mais ces deux-là se comprennent. Ce qui les unit, et les a réunis, c’est leur passion obsessionnelle de la liberté dans toutes ses acceptions : liberté de penser, d’aimer, d’éprouver sa sexualité. Leurs armes : le cinéma, l’écriture et la photo. Peu après leur rencontre, en 1998, et la naissance de Toloda, ils décident d’une « freetrilogy » audacieuse : trois films en trois ans (1999-2001) : Lovers, Too Much Flesh (Trop de chair) et Being Light (Soyons légers), qui abordent tous le thème de la liberté. Choisir qui on aime, choisir comment et avec qui on fait l’amour, choisir sa propre spiritualité. Leur marque de fabrique, c’est un cinéma de bidouilleurs, qui se libère d’une lourde artillerie : caméra numérique, équipe réduite et petit budget (pour les Chroniques sexuelles, il n’y a eu que trois semaines de tournage pour un budget de 500 000 euros, alors que le budget moyen d’un film français est de 7 millions d’euros). Ils savent que « l’équilibre d’un film est fragile », alors, c’est simple, « tout le monde est prêt pour l’aventure : tout le monde est prêt pour le sacrifice » ! Leur toute dernière aventure justement, les Chroniques sexuelles d’une famille d’aujourd’hui, parle de nouveau de sexualité, mais cette fois au sein d’une « famille normale, idéale ». Papa, maman, trois ados et un grand-père veuf. Belle maison. Parents ouverts. Repas familiaux un peu à la sauce « ami Ricoré », mais qui serait politisé. On parle écologie et altermondialisme. Jusqu’au jour où la sexualité va arriver – avec brutalité – sur la table. Romain (Mathias Melloul, formidable dans ce rôle), 18 ans et anéanti d’être encore puceau, se fait choper par le prof, la main dans le slip en train de filmer sa propre masturbation. La mère, Marie, est convoquée chez le proviseur. Là, elle va comprendre qu’au fond, parler sexe se réduit à parler de MST, sida et contraception. C’est l’éducation sexuelle. Jamais la joie, le trouble ou l’instinct du néant que peut contenir ce continent inépuisable ne sont évoqués. Pour traiter ce sujet, ils ont choisi une réécriture de « la grammaire filmique du porno », dit Pascal. Jean-Marc enchaîne : « Depuis trente ans, on a laissé la représentation de la sexualité au porno. Il faut retirer l’hégémonie à cette industrie, la troisième au monde derrière les armes et les cosmétiques. C’est dangereux pour les cerveaux. » Pour les deux réalisateurs, il s’agissait aussi « de se réapproprier les images du sexe. C’est un des aspects militants du film : offrir une alternative à cette industrie. Faire l’amour reste un des rares moments de liberté de notre corps, de notre façon d’en jouir, précisément. Or, l’industrie du porno, et ses versions “softs” diffusées par la pub ou certains magazines, nous dictent nos attitudes de manière induite. Il faut aimer ceci ou cela, accepter telle pratique, jouir au bout de tant de minutes, faire abstinence ou pas… Il y a quelque chose de totalitaire, de fascisant dans le porno. Il nous semble très important de donner à voir une sensibilité différente ». « En fait, reprend Jean- Marc, nos expériences, à Pascal et à moi, parlent de passion, de spiritualité et de plaisir partagé, et d’ambivalence. Il fallait rendre une beauté à ça. »
Un film solaire, plein d’allégresse
Une des particularités du film est que les réalisateurs ont tenu à ce que les scènes de sexe, paisibles et joyeuses – il faut le signaler, car c’est rare – ne soient pas simulées. Mais au fond, ça change quoi ? Dans la version grand public (interdite tout de même aux moins de 12 ans), on ne voit aucun sexe en érection, ni aucune pénétration (les deux mamelles de la censure – en revanche, on peut montrer des sexes féminins en gros plans, allez comprendre ! ). Après tout, c’est le boulot d’un acteur de simuler, non ? Ah non ! Les deux réalisateurs font des bonds. Jean-Marc Barr s’emporte : « Ah ! ça, je peux te dire, des scènes d’amour j’en ai tourné beaucoup, et tu ne peux pas jouer le regard d’un homme en érection si tu ne bandes pas ! Il faut être investi dans le rôle autant avec le corps qu’avec le mental. » « Et puis, ajoute Pascal, on ne voulait pas de ce qui se pratique dans certains films comme Antichrist, de Lars von Trier, par exemple : les scènes de sexe sont doublées par des acteurs de pornos. Résultat : les plans sont toujours découpés de la même façon, on passe d’une étreinte érotique pleine de désir à un gros plan brutal de sexe en action… Rien entre les deux, sinon on verrait que ce ne sont pas les mêmes acteurs. Donc pas de vraie sensualité possible. C’est cette grammaire du porno qu’on refuse. » Quant à l’alternative d’un porno féminin, elle se fait vite rembarrer au prétexte, selon eux, « que les femmes utilisent la même grammaire ». On est entrés dans une ère autoritaire. Finies les belles années 70.
Car, ce qui frappe, c’est aussi l’allégresse qui se dégage de ces Chroniques. C’est un film solaire, joyeux, plein d’appétits. Et ça aussi, c’est transgressif. Jean-Marc Barr, l’oeil mutin, en rajoute : « Évidemment, notre génération a connu cette “solarité” dans les années 70. Aujourd’hui, c’est très différent, le porno est tellement négatif. On peut se demander si ça n’arrange pas la société que le sexe soit devenu si violent, si glauque, toujours synonyme de pouvoir, de domination. Il y a dans ce film une volonté de célébration. Célébrer la rencontre sexuelle qui est nourrie d’amour. Et puis montrer qu’on peut communiquer là-dessus avec un esprit d’ouverture, entre adultes et même avec les jeunes gens. Par exemple, le personnage de Pierre, qui se cherche un peu, et joue avec le triolisme ; c’est un personnage qui vit dans l’ambivalence. Il découvre qu’il est bisexuel et, finalement, il va l’accepter. Pour un jeune spectateur qui se cherche aussi, ça peut être une sorte de référence ; tout d’un coup, il voit que c’est permis, qu’il ne sera pas forcément stigmatisé. Pour nous, c’est un acte citoyen, encore plus que d’appeler à aller voter, appeler à rester vigilant sur la liberté sexuelle. Et c’est aussi un appel à la bienveillance, à la tolérance. » Et Pascal d’accepter une incursion dans sa vie personnelle : « Quand j’étais ado, c’était le passage obligé vers 13-14 ans, on regardait des cassettes vidéo X, avec des potes, ça ne finissait pas en partouze, mais plutôt en grosse rigolade. Je suis frappé de voir la différence avec aujourd’hui : je suis fasciné par les gamins qui voient des images pornos, en quelques clics, avant d’être pubères et dans la plus grande solitude. Post coïtum animal triste, c’est devenu masturbatum animal triste ! ».
C’est aussi un film familial… à ne pas aller voir en famille cependant. Enfin, d’après nous. Jean-Marc Barr contredit : « C’est essentiel de parler du sexe au sein de la famille parce que, finalement, cet acte est défini par la société, l’église ou la politique. Il n’est pas permis à l’individu de le définir lui même. En parler avec ses proches, ça permet de démystifier ce tabou. » Oui, on peut en parler, mais qui aurait envie franchement de regarder Papi faire l’amour à l’écran avec son enfant dans le fauteuil à côté ? Nous, on pense qu’il faut y aller à des séances différentes. Et le soir, vous verrez comme ce sera rigolo, le dîner en famille. Sûr que vous ne regarderez plus vos enfants, vos parents, du même œil. Ce dernier sera plus pétillant, taquin, plus clair. Avec le désir qui fera des petites bulles dans tout le corps. Ploc, ploc… À vous de jouer !
Photos : Christophe MEIREIS
Publié dans Causette #24 – Mai 2012