Embrassez comme vous voudrez

Osculum, basium, savium : c’est la trilogie latine du baiser. Ce qui équivaut aujourd’hui au baiser social (l’accolade amicale, respectueuse), au baiser familial (la bise, le gros poutou, la tendresse parfois fatiguée des époux) et au baiser amoureux, érotique (le palot). Depuis toujours, on s’embrasse, et bien avant Jésus Christ que sa maman devait aussi couvrir de bisous quand il était encore un bébé joufflu. On n’a peu de témoignages, mais y’a pas de raison. Jusqu’à ce satané baiser de Judas, le « baiser de la mort », à qui l’on doit l’homonymique verbe baiser, pour « trahir » ou « se faire avoir ».

Revenons à notre beau baiser, celui qui s’échange avec passion. Les premières traces écrites proviennent des textes védiques, il y a cinq (ou quatre) mille ans environ, où l’on trouve un verbe qui évoque les notions de renifler, toucher, goûter, « sentir avec la bouche » et « lécher »…

Le baiser-flirt,
une invention de l’après-guerre Embrasser, c’est goûter l’autre. Ce qui explique nos penchants cannibales envers l’être aimé. On a envie de le bouffer, de le dévorer. On avale la bouche de son amoureux et l’on dévore les joues, les cuisses, les fesses et le ventre de nos nourrissons. On enlace le cou de notre labrador et on le couvre de
baisers. C’est irrésistible. Ajoutons que les lèvres sont les zones les plus érogènes de notre corps. Ceci explique cela. Pourtant, ce baiser-là n’est rendu public que depuis peu. L’écrivaine Belinda Cannone (voir plus loin notre article « Travaillez la langue») situe son émancipation au début du XXe siècle : « Avant, on s’embrassait avant de se marier, et dans l’intimité. Le fait de s’embrasser pour s’embrasser, flirter et changer de partenaire, le baiser sur le banc public, c’est une invention de l’après-guerre et ça va jusqu’aux années 70. Ensuite, la révolution sexuelle intervient, on ne s’arrête plus au flirt, on
va jusqu’à l’étreinte. »

Le baiser sur la bouche a pourtant aussi été longtemps utilisé et compris comme un baiser de salutation, aucun désir louche ici. Juste une façon de saluer ou de pactiser. L’histoire en est pleine : chez les Romains, les Grecs, entre membres de la mafia. Dans l’Illiade et l’Odyssée, Priam embrasse Achille, respect du vaincu devant le vainqueur.

Du double sens de « baiser »
Le glissement sémantique de baiser-embrasser à baiser-faire l’amour s’affirme au XVIIIe siècle. Mais, comme le précise Belinda Canonne, « il s’est fait progressivement. Quand Louise Labé écrit, au XVIe, son poème Baise m’encore, rebaise-moi et baise, elle joue sur le double sens… » Bertrand Dicale, grand érudit de la chanson, confirme : « Quand Ronsard écrit “Baisez-moi”, que veut-il vraiment dire ? Les professeurs de français assurent qu’il s’agit d’un chaste mouvement des lèvres sur la joue de l’aimé. Mais qu’en était-il quand on chantait Ronsard – tous ses poèmes ont été mis en musique de son vivant – dans une auberge tard le soir ? Ainsi : “Ma petite Colombelle / Ma petite toute belle / Mon petit oeil, baisez-moi / D’une bouche toute pleine / D’amours, chassez-moi
la peine / De mon amoureux émoi.” Ce poème ambigu, mis en musique par Chardavoine, fut un tube au XVIe siècle ! » Ah ! la bande de coquins qui s’éclataient sur du Ronsard ! Ça devait être quelque chose. De nos jours, la chanson regorge plutôt d’odes au baiser : source d’inspiration et de mélancolie inépuisables. « Tous nos baisers ont eu la fièvre », chante Bernard Lavilliers (1). Le baiser amoureux, donné à deux, chavire, enivre, « met le corps au bord des lèvres » a dit quelqu’un. Il est éternel et ne disparaîtra qu’avec  l’extinction du désir. Encore de belles années devant soi.

1. Chanson Des milliers de baisers perdus.

Publié dans Causette #19 Décembre 2011

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