Il faut s’accrocher pour l’approcher ! Retranchée dans son nid perché sur la butte Montmartre, la dessinatrice est du genre farouche et peu diserte. Tel un aigle sans pitié pour ses proies, c’est là qu’elle croque d’un trait noir et continu ses semblables. Avec un don d’observation acéré que le sémiologue Roland Barthes avait salué en la désignant « meilleure sociologue de France » pour sa BD Les Frustrés. Ce à quoi elle avait répondu : « C’est n’importe quoi ! »
Dès 6 ans, la petite Nantaise dessinait en cachette La Semaine de Suzette ou Bécassine et, à 10 ans, inventait des bandes dessinées. À l’étroit dans une famille de la petite bourgeoisie catholique, elle a deux rêves : devenir dessinatrice et ne jamais dépendre d’un homme financièrement. « À 12 ans, je m’étais fait ce serment. » Et ajoute, malicieuse : « J’ai été beaucoup aidée par le fait qu’aucun homme riche ne m’ait demandée en mariage – une chance, pour respecter ses convictions ! » Depuis cinquante ans déjà, ses convictions, Claire Bretécher tâche de les respecter. L’indépendance avant tout. Cela se traduit très tôt par l’autoédition, ce qui lui permet de se tenir non pas en dehors du monde – car elle l’absorbe, bien malgré elle –, mais juste à côté. Elle n’est pas mondaine, ne sait pas « faire le singe », explique l’une de ses amies. Elle déteste la langue de bois et puis… faut pas la chatouiller. Aller chez elle, c’est comme aller vers elle : c’est plein de détours et d’étonnements. Elle vit depuis une trentaine d’années dans une petite rue de Montmartre, tout en haut d’un parking d’où l’on surplombe Paris. Une sorte de propriété à la campagne. Une immense terrasse, un bassin, des arbres fruitiers, de grandes baies vitrées donnant sur un appartement aux vastes pièces pleines de tableaux et, tapi sous une vigne vierge rougissante, l’atelier de Claire. Elle nous ouvre grand les portes de son refuge, mais les tient « grand fermées » quand il s’agit de répondre aux questions qui touchent à sa vie personnelle. Pas tout à fait misanthrope, elle s’inquiète déjà pour nous : « Vous allez avoir du mal à faire sept pages sur moi, je n’ai rien d’intéressant à dire ! »
Chaleureuse, attentionnée, elle sera toujours attentive à nos questions, mais n’hésitera pas un instant à nous les renvoyer d’un revers parfaitement maîtrisé si on s’approche trop près. Dans ta face, la question. Mais comme elle reprend aussitôt son sourire, bien à l’aise dans son fauteuil, on remonte au filet, plein d’espoir, et on envoie la question suivante. Le match durera trois heures.
“Je hais les gauchistes”
Quand on lui demande de se repencher sur son parcours, elle soupire : « Ça m’emmerde à un point de parler de ça ! » Elle récite : « Enfant, j’étais dans un pensionnat de bonnes sœurs, j’allais à la messe, aux saints sacrements, j’aimais les Fête-Dieu, j’avais des copines. Puis j’ai fait une année aux Beaux-Arts de Nantes et je suis venue à Paris, car c’était le seul endroit où je pourrais dessiner. J’ai pas été violée, il ne m’arrive pas d’horreur, j’ai galéré un peu, voilà ! » À son arrivée dans la capitale, elle honorem’arrive pas d’horreur, j’ai galéré un peu, voilà ! » À son arrivée dans la capitale, elle honore quelques commandes des Scouts de France, continue les Beaux-Arts, fait prof quelquesmois, travaille pour Bayard, multiplie les petits boulots et glandouille un peu aussi. Un passagepar Spirou, puis Pilote et, là, « ça se décoince ». Elle participera à la création de L’Échodes savanes aux côtés de Gotlib et de Mandryka tout en éditant des BD, jusqu’à l’explosion des Frustrés qui font d’elle une vedette : « La chance de ma vie », dit-elle encore aujourd’hui.De 1973 à 1981, chaque semaine, elle a carte blanche dans Le Nouvel Observateur, rubrique« Notre époque ». Elle prend le parti de croquer la vie de ceux qu’elle a déjà en horreur,les « gauchistes ». À cette époque, il s’agit des maos, des trotskistes, de Libé, des écolos…en somme, tout ce qui est plus à gauche qu’elle. Tous ceux qui deviendront, au fond,des bobos. Sous couvert de désinvolture, elle les décime en un trait noir et continu : ils sont couards, moches, prétentieux. Avachis dans des canapés, ils refont le monde, optent pour le sucre de canne dans le thé népalais, s’engueulent sur tous les sujets et se repaissent de leurs propres névroses. Son art de la narration est unique, implacable. Hommes ou femmes, tout le monde dérouille : pas de sexisme chez Bretécher !Cette blonde aux yeux verts est un aigle sans pitié pour ses proies dont elle repère le moindre tic, la moindre attitude. Son don d’observation et de restitution est caustique,acéré, terrifiant, désopilant. Disposition naturelle qu’elle s’emploie pourtant à nier : « Je suis myope et je ne retiens rien. Je ne sais pas comment ça rentre et je considère chaque planche comme un miracle. Je ne sais jamais où je vais. » À l’écouter, Claire ne voit rien,n’entend rien, c’est à peine si elle dit quelque chose. Son mari, le constitutionnaliste Guy Carcassonne – à ses côtés depuis plus de trente ans et encore tout énamouré quand il parle d’elle –, tente de nous aider : « C’est vrai, elle ne passe pas son temps à scruter, elle absorbe tout et en ressort du suc bien à elle. Ce qu’elle fait est avant tout de la création pure, elle ne reproduit jamais ! » Elle provoque admiration et respect dans le milieu. Elle fréquente entre autres Voutch, Pétillon et Martin Veyron. Ce dernier nous confie son enthousiasme : « Elle est restée la plus balèze : elle n’a rien à craindre de nous ! Son dessin est impeccable. Elle comprend le monde depuis toujours et le rend avec appétit et ennui. » Si on veut gratter pour en savoir plus, on se fait rembarrer gentiment. « On ne connaît rien de sa vie, seulement nos sentiments à son égard. » Être ami avec Claire implique la discrétion. Elle est aussi étonnement assez timide : « J’ai peur des gens en général. » Ce qui ne l’empêche pas de se lâcher en privé et d’aimer picoler, fumer et se marrer avec ses amis. C’est une fidèle. “Une femme sainement égoïste est une féministe” Depuis toujours, Claire Bretécher suit son instinct, tant pis s’il ne s’inscrit pas dans la norme. La norme, elle s’en fout, quitte à brouiller son image et paraître lâche, égoïste ou même méprisante. À la grande époque du Nouvel Obs, elle rend sa planche chaque semaine, mais ne met jamais les pieds au journal. Ce qui irrite. C’est une star bien malgré elle. Bernard Pivot l’appelle « la Divine ». Faut dire qu’entre son talent et sa beauté à couper le souffle (ce qu’elle n’admettra jamais), elle devient vite une égérie. Elle passe pour un des symboles de Mai 68, alors qu’elle n’y a pas participé, elle en a seulement rendu compte, nuance. « En 68, je vivais à Montmartre et je dessinais. J’avais peur de la foule et je haïssais les gauchistes, intolérants et donneurs de leçons. Ils étaient d’un ridicule ! » Elle n’a pas davantage milité aux côtés des féministes. « Elles me traitaient de tête à claques. Je déteste le militantisme. Je préfère appliquer mes principes à moi-même et à mon entourage. Sur ce point, je reconnais que je suis une salope ingrate parce que, à l’époque, c’était quand même plus dur que maintenant ! On s’est beaucoup moqué de ces femmes ; moi, je les trouvais admirables. Comme quoi, on peut être hyper chiant et efficace ! Cependant, je pense qu’une femme sainement égoïste est une féministe. Les filles d’aujourd’hui, on dirait qu’elles ne savent pas qu’on peut dire “merde”. » On sent bien que c’est inutile, mais allez, on tente le coup : n’a-t-elle donc jamais souffert d’être la seule femme dessinatrice ? « Je n’ai jamais compris pourquoi tout le monde s’est posé cette question idiote ! Même Goscinny disait “Claire, c’est le seul homme de la BD !” Quelle connerie ! J’ai toujours été bien accueillie par les hommes, j’étais pépère, plutôt timide, bon pote. De toute façon, comme il est hors de question de me faire chier… » Ça, c’est sûr, faut faire gaffe ! On retrouve son anticonformisme au creux de sa vie privée. Elle s’est toujours comportée en femme libre et est entrée en famille à la quarantaine, elle avoue que ça n’a pas été simple : « Contre toute attente – on m’avait dit que j’avais les trompes bouchées –, je suis tombée enceinte. Je me suis maquée avec le père, qui avait déjà deux petites filles, et me suis retrouvée dans une famille. C’était la première fois, et j’aimais moyen. Grâce au ciel, je me suis très bien entendue avec les petites. » Est-ce que l’auteure de la BD au vitriol Les Mères a alors changé son fusil d’épaule à propos de la maternité ? « Non, je n’ai pas aimé être enceinte et je n’ai pas connu cet amour fusionnel qu’on décrit si souvent. Je n’ai jamais été une mère inquiète, mon fils n’était jamais malade, il était parfait. Sauf que jusqu’à 8 ans, il ne pouvait pas me supporter. Faut dire que j’étais vissée à mon bureau et que je le collais dans les pattes des baby-sitters. Je n’ai jamais aimé m’occuper de petits enfants. » A-t-elle des regrets ? « Oui. » On n’en saura pas davantage. Bretécher définit l’amour comme « de l’amitié avec des choses en plus », l’amour maternel comme « de l’amitié avec des responsabilités ». Un peu raide comme déclaration d’amour, non ? C’est le langage « amoureux » de Bretécher. Un peu âpre au début, mais on devine une deuxième couche discrète et douce. Nous avons rencontré son fils Martin, qui ne semble guère traumatisé. Il a même choisi son patronyme. C’est un jeune homme blond aux yeux clairs, pétillant et drôle. Il ressemble à sa mère jusque dans certains préambules : « Vous savez, ce ne sera pas très intéressant, ce que j’ai à vous dire. » Tiens, tiens… « Je suis très proche de ma mère. J’ai été certes attiré par le dessin – beaucoup plus que par le droit constitutionnel, par exemple ! Mais ça ne sert à rien de se lancer dans le dessin, on n’arrivera jamais à sa hauteur. »
“Vieillir est une merde totale !”
Aujourd’hui, pour Bretécher, les choses sont moins évidentes. Elle a connu des problèmes de santé, a vu beaucoup d’amis chers partir (dont le dessinateur Gérard Lauzier). Elle qui, à la cinquantaine, disait « vieillir est une liberté formidable »
a changé d’avis : « C’est une merde totale, oui ! Les vieilles mentent : je lis des papiers sur Gréco, Groult [Benoîte, ndlr] ou d’autres qui disent ne jamais penser à la mort. Moi, j’y pense tous les jours, je suis obsédée par ça. Plutôt à celles de gens que j’ai connus. J’ai plusieurs camarades qu’ont tendance à ficher le camp. C’est extrêmement désagréable ! »
Depuis 2001, Bretécher n’a plus créé de personnages. Elle a peint, s’est occupée de sa boîte d’édition. Pourtant, on rêve de lire de nouveaux Frustrés. Que pourraient-ils bien se raconter en 2011 ? On en frétille d’avance, mais ça semble mal barré : « Ah non ! Je n’ai aucune envie de piger cette époque, j’ai l’impression d’être en survie dans un monde que je ne comprends pas et, d’ailleurs, je tiens à ne rien comprendre parce que j’en ai marre. » Elle évoque même la possibilité de se retirer dans un couvent, « une copine de mon fils m’a dit que, maintenant, les bonnes sœurs picolaient. » C’est sûr, ça doit être chouette. Mais au détour d’une phrase anodine, elle se lâche : « Pour ne rien vous cacher, j’ai un plan, une intention de repartir, car quand je ne travaille pas, je m’emmerde. Mais ce n’est qu’une intention ! » Croisons les doigts, et pour vous encourager Claire, sachez que vous faites le bonheur de tous, même – ne vous en déplaise ! – celui de la « gauchiste » Arlette Laguillier : « J’aimais beaucoup Les Frustrés. Elle y décrivait très bien les travers de ce milieu qui n’avait aucun problème de fin de mois. […] Vous savez, mes amis de Lutte ouvrière adorent Bretécher. Ils m’ont fait découvrir Agrippine, et je n’ai pas été déçue ! » Alors Claire, Causette a-t-elle réussi à vous convaincre que ce monde a besoin de vos yeux clairs ?
Photo : Christophe MEIREIS
Publié dans Causette #19 – Décembre 2011