Entrer dans l’univers de Carole Martinez prend à peu près quinze secondes. En février 2007 sort son premier roman : Le Cœur cousu. Un pavé envoûtant de 432 pages, qui raconte l’histoire de Frasquita Carasco, Espagnole du xixe siècle qui a été jouée et perdue par son mari lors d’un combat de coqs. Elle va devoir quitter son village et fuir. Elle met ses nombreux enfants dans une charrette à bras et descend toujours plus bas, jusqu’à l’Algérie. « Cette histoire est celle de mon arrière-arrière-grand-mère. Celle que me racontait ma grand-mère, dans sa loge de gardienne près de Montparnasse, à Paris. Petite, j’y étais très souvent et je l’écoutais. » Mais elle ne fait pas qu’écouter, Carole, elle entend aussi… Elle entend les murmures des ancêtres. Un peu sorcière, comme cette Frasquita. « Cette histoire était pleine de trous, je l’ai ravaudée. J’ai voulu faire [de Frasquita] une héroïne, et non une victime. Je lui ai construit un tombeau. »
Travailler les courbes de la vie des femmes
Le livre sort en 3 000 exemplaires, dans l’indifférence générale. Puis, quelques mois plus tard, un murmure se fait entendre. Comme elle les aime. Quelques libraires, des lecteurs et quatre journalistes. Elle s’en souvient encore précisément. Aujourd’hui, édition poche comprise, Le Cœur cousu s’est écoulé à 240 000 exemplaires et a été distingué par huit prix. Belle récompense pour un livre qu’elle a mis quatorze ans à écrire. Cependant, Carole Martinez reste une angoissée qui doute de ses capacités. Cette professeure de lettres s’est mise culture en disponibilité pour écrire son second roman, sur les six femmes de Barbe Bleue. Mais l’une d’elles a murmuré. Elle l’a suivie jusqu’à la porte d’un château en 1187. Cette femme, Esclarmonde, décide de s’emmurer : elle vit dans 4 m2 pour se consacrer à Dieu, avec une petite fenêtre à barreaux comme dernier contact avec le monde. « Je voulais travailler l’idée de l’émerveillement, je ne pensais pas
qu’il puisse lui arriver grand-chose dans ce ventre de pierre. » Eh bien, il va lui arriver… un beau bébé. On ne peut dévoiler davantage le scénario. Lisez Du domaine des murmures, il vous emportera aux confins de l’émotion et vous fera découvrir des pans d’histoire ignorés. À chaque sortie, l’angoisse demeure : « J’ai peur d’avoir changé », soupire Carole. Pff ! aucun danger, les murmures ont recommencé ! Encore une héroïne à venir : Bérangère. « J’adore travailler les courbes de la vie des femmes. C’est une matière silencieuse sur laquelle on a peu écrit. » L’univers de Carole Martinez est un vacarme, car non seulement elle entend des chuchotements, mais elle écrit aussi à voix haute. Je soupçonne de secrètes conversations entre elle et ses héroïnes. Heureusement, elle sait nous les faire partager.
Photo : Christophe MEIREIS
Publié dans Causette #19 Décembre 2011