On couche Français, Madame !

Rencontre avec Fabrice Virgili, historien, chercheur au CNRS, travaillant sur les relations hommes-femmes pendant les deux guerres mondiales.

Causette : combien de femmes ont été tondues à la Libération ?
Fabrice Virgili : À l’époque, elles n’ont pas été comptées. Mais d’après les archives, on estime que 20 000 femmes ont été tondues. De tout âge, milieu social et partout en France.

Est-ce un mouvement spontané et sauvage ?
Non, absolument pas. C’était quelque chose d’attendu, sans surprise. Dès 1941, pendant l’occupation, des tracts clandestins circulaient et prévenaient du risque encouru : « Attention, on va vous tondre ». Ce qui est surprenant, c’est la massivité du phénomène. Et attention au mot « sauvage » ! En temps de guerre, l’épuration sauvage, dans le sens d’épuration « cruelle », n’est pas différente de l’épuration légale. D’autre part, dans le cas des tondues, il s’agit d’un mouvement pensé, réfl échi et assumé, le contraire de sauvage dans son acception « non contrôlé ».

Il n’y a pourtant pas eu d’ordre « donné d’en haut » ?
Non, pas d’ordre au niveau national. Mais souvent, au niveau local, ce châtiment est encadré par la résistance. On ne tond pas les femmes soi-même, on confie cette tâche à un dépositaire d’autorité résistant par exemple, ou tout simplement à un coiffeur. C’est un acte d’une très grande violence, mais plus encadré qu’on ne le pense.

Que reprochait-on à ces femmes, à part avoir couché ?
Les femmes ne sont pas tondues parce qu’elles ont couché avec les Allemands, mais parce qu’elles ont collaboré. On estime que la moitié seulement des tondues « a couché » – ce qu’on appelait alors la « collaboration horizontale. » Mais toutes sont pensées comme ayant couché. Et comme ce sont des femmes, dans la tête des hommes, elles ne peuvent trahir que par leur corps. Elles vont subir la double peine, seront tondues et emprisonnées, tondues et fusillées… L’homme reprend le contrôle.

Et les hommes, les a-t-on tondus ?
Ah ça, beaucoup moins. Quelques dizaines ont été tondus. Et jamais pour la sexualité : la sexualité des hommes ne regarde qu’eux, voyons ! Les tondus l’ont parfois été par souci d’égalité avec les femmes, et aussi pour ajouter une humiliation supplémentaire : celle d’être traité comme une femme.

Les prostituées ont-elles aussi été tondues ?
Vraiment très peu ! Elles, on a considéré qu’elles avaient fait leur travail.

Alors, les tondues, une histoire de virilité plus que de sexualité comme l’indique le titre de votre livre, La France « virile » ?
Exactement. Il y a eu faillite du masculin. Le citoyen-soldat, l’homme français a fait faillite en juin 1940, lors de la défaite. Il a été vaincu, occupé, prisonnier et envoyé loin
de sa famille : il a été humilié. À la Libération, le pays doit retrouver une identité nationale virile. La tonte est une mise en scène qui permet de rassembler le plus de monde possible, de réunir résistance et population autour de celles qui symbolisent la trahison. Ce serait par intérêt, insouciance ou légèreté que les femmes auraient trahi. Alors on marque leur corps, la chevelure étant l’attribut de la séduction féminine.
On fait ainsi savoir, de façon spectaculaire, que les hommes sont de retour et que ce sont eux qui commandent et réfléchissent.

D’autres pays ont-ils tondu leurs femmes ?
Partout en Europe : Italie, Belgique, Pays-Bas, Norvège, Pologne, Grèce, Yougoslavie, même les îles anglo-normandes. Les Américains et Anglais n’ayant pas connu d’occupation ne comprennent pas. D’ailleurs, lorsque la Corse a été libérée à l’automne 1943 et que des femmes y ont été tondues, Life Magazine s’offusquait déjà de cet acte.

C’étaient les premières tontes de l’histoire ?
Non. Il y a eu des tontes à la fi n de la première guerre mondiale en Belgique. Puis en 1930, lorsque les Français évacuent la Rhénanie, éclosent les scheren clubs (clubs de
coiffeurs) qui tondent les Allemandes. On retrouve ce phénomène plus tôt encore, dans d’autres contextes.

Que deviennent les tondues ?
Elles essaient de se cacher. Elles restent terrées chez elles comme l’héroïne de Hiroshima mon amour, portent des perruques et foulards ou encore déménagent. Quand
les cheveux auront repoussé, la honte restera. Il faut savoir qu’elles n’ont jamais parlé. On ne connaît que deux ou trois témoignages. Je forme l’hypothèse que cela est dû en plus du traumatisme profond à un statut ambigu de victime et coupable.

À LIRE
La France « virile ». Des femmes tondues à la Libération, Fabrice Virgili, Payot, coll. « Petite Bibliothèque »

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