Sélectionnez dix femmes françaises, dijonnaises, issues de l’immigration. Regroupez-les et trempez-les dans le récit de leur vie, laissez mijoter plusieurs mois – la mémoire est parfois coriace –, retirez du feu et faites-les monter sur scène : filmez-les et dégustez ce délicieux film, Nos ancêtres les Gauloises, de Christian Zerbib. En voulant « donner à ces femmes de l’immigration une visibilité qu’elles n’ont jamais », il réussit son pari en beauté, et en fraternité. Peu à peu s’effacent les frontières et les origines, ne demeurent que des femmes courage, des héroïnes du quotidien, des mères, qui se ressemblent toutes par leur opiniâtreté et leur capacité de bonheur, malgré des destinées douloureuses.
Comment parler du déracinement, du sentiment inconsolable qu’il induit, celui de se sentir « déplacé » géographiquement et culturellement ? De la difficulté à changer tous ses repères pour épouser ceux du nouveau territoire, la France en l’occurrence, et ne plus jamais retrouver à l’identique les contours de l’ancien ? Comment rappeler au spectateur que chaque exil recèle des blessures profondes ? Christian Zerbib fait un premier choix. Celui de ne montrer que des femmes : « Ce sont elles le fondement du foyer. Elles prennent tout en main, l’organisation domestique, l’éducation des enfants. Ce sont elles qui se battent pour leur donner la meilleure vie possible, elles ne veulent pas qu’ils se sentent déracinés, elles veulent fabriquer des petits Français. Or, ces femmes-là, ce sont les plus discrètes, on ne les voit jamais dans les médias. » On sent chez le réalisateur le vécu et l’admiration.
Ça, c’est une chose, mais comment donner à voir cette pugnacité ? Comment parler d’identité et d’intégration sans être emphatique, pontifiant, ennuyeux ou moraliste ? Deuxième bonne idée, utiliser l’artifice du théâtre : il va écrire la vie de ses Gauloises sous forme de pièce de théâtre, et tout filmer. On sort alors doucement du documentaire pour entrer dans un film de fiction, on ne fait plus la différence. Le spectateur suit l’histoire chronologiquement. De la première rencontre entre ces dix femmes (un voyage en bus au creux de l’hiver au musée de Bibracte 1) jusqu’à la grande représentation devant six cents personnes au théâtre municipal de Dijon, en passant par les premières confessions sur la scène du théâtre vide, l’écriture de la pièce, les répétitions. « J’ai pensé que le théâtre permettrait de porter plus haut la voix de ces femmes, au propre et au figuré », explique le réalisateur. Il ne s’attendait cependant pas à une telle charge émotionnelle. C’est grâce à l’exceptionnel maillage associatif dijonnais auquel il a fait appel (centres de formations ou d’alphabétisation 2) que Christian Zerbib a pu auditionner une soixantaine de femmes. Ses critères de sélection ? Elles devaient venir d’univers et de pays différents et être mères de petits Français. « Je voulais que ce soit le plus hétéroclite possible et sortir du cliché “immigration égale pays du Maghreb ou d’Afrique”. » À ce titre, on peut dire que le casting est réussi… voire flamboyant.
Ah ! qu’elles sont jolies, les filles de mon pays ! Diane, Atefa, Germaine, Fatiha, Marjon, Aurélie, Aïcha, Darcy, Oumou et Aliyé : Causette est allée les rencontrer à Dijon, là où tout s’est passé, là où elles vivent. Il manquait Aurélie et Aïcha, empêchées ce jour-là. Mais les huit autres nous attendaient, chacune avec quelques douceurs de son pays d’origine : poulet aux olives, pizza turque, pâtisseries orientales. Elles sont toujours aussi belles comme de grandes dames, pétillantes et… bavardes ! Du moins certaines. Il faut une oreille très affutée pour suivre le fil de la conversation. Elles gardent toutes la même impression sur leur première rencontre, il y a deux ans maintenant (depuis, elles ne se sont jamais quittées) : elles se sont plu dès le premier regard. « C’était comme si on s’était toujours connues, ça a été immédiat ! » se rappellent-elles aujourd’hui. Darcy dit même
avoir « trouvé en Diane une sœur jumelle ». Quant à Oumou, elle en rigole encore : « Quand j’ai vu Germaine à Bibracte, je la prenais pour ma mère et je la suivais partout ! » « C’est comme si on avait vécu ensemble pendant des mois. On a échangé nos cuisines, on a bu des litres et des litres du thé à la menthe de Fatiha », raconte Marjon. Chacune a déroulé sa vie, la recousant parfois avec difficulté. Elles croyaient avoir tout oublié alors que, le plus souvent, les durs souvenirs n’étaient qu’enfouis. La mémoire n’est pas forcément un devoir. En témoigne cette scène formidable où on les voit découvrir leur texte, celui qu’elles auront à dire et qui a été écrit à partir de leur récit. « C’est moi ça ? C’est à moi que c’est arrivé ? C’est mon histoire ? » Certaines en rient, d’autres sont émues et une ou deux se brisent sous le poids de l’émotion.
Pas longtemps, le temps de digérer le coup de poing. C’est une des choses que cette expérience théâtrale leur a révélées : la valeur de leur vie, que ça n’était pas pour rien tout ça, et qu’elles sont de belles personnes. Des anonymes, des invisibles oubliées, certes, mais des héroïnes. Bien sûr, elles n’emploient pas ces mots, elles se contentent de sourire. Pour un peu, on les croirait fières. Toutes sont d’accord pour dire que, leur vie, c’est celle de milliers d’autres, et que si participer à ce film leur a fait tant de bien, il faut que toutes les autres femmes se racontent aussi : « Parler. On peut le faire avec un ami, l’écrire sur une feuille, pratiquer le théâtre ou la méditation. » Il faut un temps pour soi, et les filles n’ont pas boudé leur plaisir sur scène : et ça chante, ça danse, déclame, harangue et rigole à gorges déployées. Cette pièce-film a agi sur la plupart d’entre elles comme une thérapie familiale : des conversations plus intimes sont nées, les enfants ont découvert le passé de leur mère, leurs racines à eux, qui sont en manque de terre. Surtout, ne partez pas avant la fin du générique : c’est la sortie du théâtre, les familles, les amis et les enfants se jettent dans les bras de nos dix Gauloises. Nous, on a pleuré.
Allez, nous remballons nos mouchoirs par-devers nous et vous garantissons que même après une bonne journée de boulot, vous pourrez aller voir ces Gauloises. Elles vous feront du bien. En voulant traiter d’immigration et d’identité sociale, le réalisateur a réussi un film drôle, plein d’amour et de fraternité. Une oeuvre qui devrait être diffusée dans les écoles car elle est un hymne délicat à la tolérance, aux mélanges qui dynamitent joyeusement toute notion d’identité nationale. Et qui apprend à mieux regarder la maman que l’on a à côté de soi.
Avec GLD
Photos : Franck JUERY
Nos ancêtres les Gauloises, de Christian Zerbib. En salles à partir du 9 novembre.
Publié dans Causette #18 – Novembre 2011