Cavanna, Un géant au cœur tendre

À l’occasion de la sortie de son dernier livre, nous avons rencontré François Cavanna. Il nous a donné rendez-vous chez lui, rue des Trois-Portes, à Paris, là où sa carrière de journaliste a commencé. Il nous attendait… en écrivant. Accueillant, quelques jolies cerises noires en guise de bienvenue. Durant quelques heures, nous avons partagé avec lui plus de 80 ans de souvenirs. Et pas des moindres.

Y’a rien à faire. Chaque fois que je lis Cavanna, je mouille les derniers grands mouchoirs à carreaux que j’ai conservés au cas où. J’ai utilisé le verbe mouiller ? Je le maintiens. Cavanna m’a toujours émue de haut en bas. Et c’est toujours vrai avec son dernier livre Lune de miel. Titre qui n’évoque pas ici, hélas, un voyage en amoureux, mais « une période pendant laquelle les symptômes de la maladie de Parkinson s’atténuent au point de laisser croire à une guérison, avant de reprendre avec une implacable violence »1. Cette « salope », comme il la nomme, s’est emparée de lui il y a quatre ans, et lui a lentement, insidieusement, grignoté la main droite, celle avec laquelle il écrit, au feutre noir. Ni ordi ni machine à écrire. Juste sa belle écriture penchée d’écolier de la communale, qui se ratatine. C’est pendant une de ces trêves qu’il s’est jeté dans un nouveau récit autobiographique. Une sorte de bilan ? Il secoue sa crinière blanche et plante ses yeux turquoise dans les nôtres : « Pas du tout ! Pas besoin de faire des bilans, ça ne sert à rien. La vie te chasse comme elle veut, à grands coups de pieds dans le cul ! C’est comme un jeu de l’oie, tu es là et le tour d’après tu recules de trois cases. J’ai écrit ce livre car j’aime raconter des histoires. C’est tout. » Cavanna, 88 ans, a gardé toute sa verve.

Retour sur les années pauvres, mais heureuses, de l’enfance. Papa italien et maman française, tous deux adorés, les copains, le petit François à l’école de la République, le certificat d’étude. Puis l’horreur : la guerre, le STO (Service du travail obligatoire) en Allemagne, la captivité, les bombes, débarrasser les cadavres. Retour à Paris, petits boulots et création du journal Hara Kiri. Il évoque avec une force déchirante ses amours déchiquetées : Maria la Russe rencontrée dans un camp de travail, qui disparaît et qu’il cherchera de longues années, en vain ; Liliane, la déportée et cobaye des nazis, à qui il rendra un peu de joie de vivre avant de la voir mourir brutalement. Et enfin l’arrivée de Tita, son épouse depuis soixante ans. Il revient sur le père et le mari absent qu’il a été. Les souvenirs défilent, se télescopent. On rit, on pleure. On marche la main dans la sienne, et hop ! en refermant le bouquin, on a traversé un siècle sur un tapis volant. La petite histoire dans la grande.

Cavanna raconte si bien. Il a ce talent rare d’offrir une écriture évidente qui recèle des joyaux complexes de littérature. Pour la première fois, il décloisonne, avec une franchise déroutante, les deux vies qu’il a toujours menées en parallèle : le Parisien, trois jours par semaine, rue des Trois-Portes, là même où se tenait la rédaction de Hara Kiri. C’est dans cette grande pièce qu’il nous reçoit. Meublée de manière assez spartiate, un grand bureau (son bureau de rédac’ chef), des étagères, des bouquins partout, un lit et deux ou trois chaises. Un vieux poste de télé et des K7 vidéo. C’est l’antre de l’écrivain. Le reste du temps, la Seine-et-Marne avec Tita (et autrefois leurs cinq enfants), dans une immense bâtisse qu’il a reconstruite de ses mains des années durant.

Lorsqu’il se lance dans l’aventure insensée et chronophage de Hara Kiri, journal bête et méchant avec le professeur Choron, c’est vingt-cinq ans de sa vie qu’il va engager. De 1960 à 1985, cet hebdomadaire satirique, où se retrouvent des dessinateurs encore inconnus et d’une folle irrévérence, va devenir LA référence de l’insolence et de la transgression. Ils bouffent du curé, du flic, du militaire, la politique, les préjugés. La plupart de ces dessins ne seraient publiés nulle part aujourd’hui. Frilosité du temps. « Hara Kiri est le fruit d’un miracle. Avec Choron, on a hésité, et quand on s’est lancés, on a vu arriver une bande de génies ! On ignorait qu’ils étaient là, tapis sous les feuilles. Reiser, Cabu, Gébé, Wolinski, Willem et tant d’autres. S’ils n’avaient pas été là et en même temps, on se serait cassé la gueule. On a inventé un journalisme particulier, nous étions LE journal », se souvient Cavanna. Un hebdo qui secoue une France qui vit sous la censure, aux ordres de la bienséance. Et fait trembler le pouvoir. Il dirige la rédaction et
se tue à la tâche. Il s’occupe de tout : la maquette (collages à la main), l’imprimerie, passe des nuits à écrire, et essaie de juguler les enthousiasmes parfois débordants de ses troupes.

Lune de Miel nous fait découvrir un homme épuisé à en perdre la raison. Par colère ou découragement un soir, il s’est pendu. Comme ça. Sans réfléchir. Sauvé in extremis. Ça, il ne l’avait jamais dit.

Lutter, un besoin vital
Cavanna est un sanguin, un forcené de la colère. Un homme trop épris de justice pour être heureux. Qui préfère l’action à la posture intellectuelle. Un indignez-vous avant que cela n’ait la valeur d’un slogan. La rage, toujours vivace, est aujourd’hui entachée de désespoir. « Je veux dire qu’il n’y a pas d’espoir, pas que je suis désespéré. Les saloperies sont toujours là, l’injustice, l’inégalité, et ça depuis la nuit des temps, mais l’homme d’aujourd’hui sera impuissant à améliorer quoi que ce soit. J’ai été communiste, j’ai cru que l’on pourrait changer les choses. Nous étions, avant guerre, tous portés vers l’espoir de créer une future république humaine, on allait vers le progrès. Puis il y a eu la guerre, et j’ai vu les gens se recroqueviller sur l’individualisme. Le progrès est arrivé, rien n’a changé. » Alors on fait quoi ? Il sourit : « Il faut lutter quand même. On en a besoin comme de manger ou de faire l’amour. Même si, obscurément, on sent que ça ne sert à rien. On est piégé, riche ou pauvre, il faut profiter. Se rappeler que l’on a que soi et que l’humanité s’arrête avec soi. Vivons, merde, puisqu’il n’y a plus rien après ! »

Les femmes, la grande histoire de sa vie
Il applique ses préceptes à lui-même et tâche d’être heureux. Forcément, son rythme de vie a ralenti, et ça le fout en pétard. Il y a peu, il nageait encore avec son chien Nestor dans l’étang qui borde sa maison, ou traversait Paris à pied, à longues enjambées. Il ne peut plus, mais il continue de vivre avec gourmandise. Il aime l’écriture, la littérature, la science, l’histoire, Nénette l’orang-outan du Jardin des Plantes, elle qui le reconnaît à chaque visite. Chaque semaine, il rend son papier à Charlie Hebdo et a toujours un bouquin en préparation. « Il faut bien gagner sa vie », soupire-t-il malicieusement. C’est vrai qu’il ne roule pas sur l’or, même si ses livres se vendent bien. Les feuilles de paie de Hara Kiri avaient un peu oublié les cotisations retraite. Mais personne ne croira  qu’écrire est une nécessité financière, pour lui, c’est juste vital. Tout comme l’amour inépuisable qu’il porte aux femmes. « Il n’y a qu’elles qui vaillent la peine que l’on s’échine. J’ai connu de grandes histoires d’amour, ravageuses. La plupart, se sont terminées tragiquement. » Il rythme ses propos de lents mouvements de la main. Et récuse fermement une quelconque réputation de séducteur, malgré les files d’attente lors des séances de dédicaces. C’est un grand sentimental. « Une paire de cuisses qui s’ouvre direct, alors là, non ! Moi je fantasmais l’amour, comme dans Victor Hugo. Un regard, la foudre qui tombe… Et puis je n’étais pas du tout beau gosse. Moi, je faisais rire les filles et mes copains les emballaient. J’étais beaucoup trop timide ! Et puis, il me fallait du temps, du clair de lune… » Il y a quelques années, la vie lui a fait un (dernier ?) clin d’oeil amoureux. Il confie, avec un certain courage, qu’alors qu’il ne s’y attendait plus, « la petite Virginie m’est tombée dessus comme un lutin. » Il y a longtemps, une rencontre entre l’auteur et une fan, une amitié qui s’est transformée, petit à petit, en un sentiment plus diffus. Virginie, la petite quarantaine, est aujourd’hui son assistante, sa confidente. « Virginie parle d’amitié amoureuse, moi je dis amoureux tout court, même si c’est un amour hors saison et platonique. On peut bander comme un fou dans sa tête, et jusqu’au bout ! » Parfois, il doute, se dit que ce n’est pas normal « qu’un vieux con soit amoureux d’une jeune femme. » Mais il est toujours marié, non ? ! Vous sentez-vous tiraillé entre ces deux amours ? « Non, je dirais qu’ils coexistent en paix. Je pense sincèrement que l’on peut aimer deux personnes en même temps. Il n’y a pas d’explication à l’amour. » Tita, son épouse, a lu le livre et l’a trouvé bon. CQFD. L’amour toujours, multiforme et éternel, ça, c’est une bonne nouvelle. Et quand elle nous vient d’un ancien de cette envergure, alors là, on peut peut-être se mettre à y croire, non ?

Photos : Christophe Meireis

Bio express
Extrait hors-série Charlie Hebdo
22-02-1923 Naissance à Paris, où maman est allée accoucher. Le paradis : enfant de Rital à Nogent.
1926-1929 La maternelle. J’apprends à lire, à écrire et à danser des rondes. Premier amour (malheureux) pour Gisèle Bénotet.
1929-1934 La communale. J’aime bien l’école. J’aime encore plus faire le con.
1939-1940 Concours des Postes. Trieur de lettres. Plein de copains. On rigole bien.
Juin 40 L’exode à vélo. Je me fais maçon chez les Ritals. La vie au grand air !
1943-1945 Raflé par le STO. Deux ans et demi de camp à Berlin. Deuxième premier amour : Maria. Je la perds. Retour lamentable.
1946-1949 Je cherche Maria. En vain. Ça va mal. Rencontre Liliane,survivante de
Ravensbrück. Mariage à la sauvette. Elle meurt au printemps. Ça va très mal.
1949-1950 M’improvise dessinateur « humoriste ».Rencontre Tita. Si belle… Elle a trois fillettes.
1960 Avec Bernier et mon ami Fred, nous lançons Hara Kiri, « journal bête et méchant »
1970 Interdiction de L’Hebdo. Lancement de Charlie Hebdo.
1978 Les Ritals aux éditions Belfond.
1981 Charlie Hebdo cesse de paraître
1992 Charlie Hebdo renaît. J’écris chaque semaine

Publié dans Causette #15 Juillet/Août 2011

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