Yolande Moreau, La petite martienne dans la prairie

Si l’on imaginait notre gaillarde Deschienne dans la petite maison dans la prairie, ce serait en bûcheron fou, tablier à fleurs, tronçonneuse à la main, qui élaguerait têtes et haies ! Et pourtant, perdue au milieu des champs de colza, à la frontière de l’Eure et de la Normandie, Yolande vit dans un paradis, d’amour, d’oiseaux et de douceur. Le décor est complet : maison familiale, grange restaurée pour les grandes tablées, parterres de fleurs, potager, cabanes dans les arbres pour les petits-enfants, terrain de boules et caravane-chambre d’ami parmi les moutons noirs…

«Y’en a un qui est né cette nuit ! » Trop mignon. « Et on en a mangé un hier soir, y’avait une fête ! » Ah ! elle est comme ça, Yolande, terriblement terrienne et pourtant si déconnectée, irréelle. Avec un résidu d’accent belge. On l’a interrompue en pleine séance de jardinage : « Faut peutêtre que j’aille me changer pour les photos ? » Peut-être. La jardinière en sabots retire une robe qui sèche au grand soleil sur le fil à linge. « Je l’aime bien celle-là. » Et revient après quelques instants, pomponnée comme une princesse. « Ça ira comme ça ?»
Parfait.
Le parler de Yolande est un peu comme du morse : point – point – tiret – tiret long – point. Morcelé. Mais il faut écouter ses silences. Ne pas hésiter à reposer les questions. Il s’agit plus de modestie que de pudeur, elle en dit peu à la fois, comme si tout cela n’était guère intéressant. Petit à petit se dessine son enfance, passée dans une banlieue de Bruxelles, auprès d’un papa wallon, négociant en bois, d’une maman flamande, au foyer, et de ses trois sœurs. « Enfant, j’étais, comment dire, assez solitaire. J’avais du mal à me lier aux groupes. C’était un souci pour moi, ça. » Fréquentant l’école catholique, elle se prend de passion pour Dieu et se trimbale des chapelets dans les poches. « J’étais très mystique. Puis, c’est très curieux ça, avec la sexualité, le corps qui change, j’ai eu besoin d’avoir recours à quelque chose de plus concret, alors j’ai reporté mon amour pour Dieu sur le curé de la paroisse. Mais ça ne tenait pas, il était trop gros, alors j’ai imaginé un curé espagnol, allez savoir pourquoi ! Un beau brun aux yeux noirs. Lui, il me plaisait bien ! » Mais l’adolescence l’emporte vers des terrains plus pragmatiques, elle écoute les Beatles et les Moody blues, écrit des poèmes, peint abstrait, se rebelle, chausse des pompes orange et emmerde son monde au foyer et à l’école. « Mes parents se sont fait des cheveux gris avec moi. Alors encore aujourd’hui, même si je pense que ça n’arrivera pas, j’ai peur de les froisser ! »

« J’ai découvert que je faisais rire »
Elle quitte le domicile à 18 ans, est maman à 19, fait des petits boulots pour survivre – elle est seule – tout en suivant des cours de déclamation. « C’était du théâtre expérimental, on lançait des grands aaaaaaah le flôôôôt de lââââârmes ! Ça me fait bien marrer aujourd’hui, mais j’aimais bien ça. » Elle n’est pas attirée par le conservatoire, préfère prendre des cours avec Philippe Gaulier (1) qui sera une des rencontres décisives. On est dans les années 80. « J’ai découvert que je faisais rire. Je savais que quand j’avais un petit coup dans le nez, c’était possible mais là… Un jour, il m’a dit : “Tu devrais écrire.” Moi qui n’avais rien foutu à l’école, j’étais fière ! » Elle se met donc à l’écriture de Sale affaire, du sexe et du crime, dont on retrouve de larges extraits dans le premier film qu’elle réalise, Quand la mer monte. « J’allais écrire au bistrot pour me donner des horaires de travail, car j’ai toujours dix mille raisons pour ne pas bosser ! »

Une autre étape importante, la découverte de l’humoriste Zouc (2) : « J’ai compris que l’on pouvait dire les choses autrement. » Cela a été fondateur. A-t-elle rencontré Zouc, lui a-t-elle fait part de son admiration ? « Ben non. » Elle ne dit pas : « Pourquoi faire ? », mais il nous semble l’entendre.

« Exprimer la vie dans laquelle je vis »
S’exprimer. Voilà, c’est tout. Yolande Moreau doit s’exprimer, c’est impérieux. Petite, elle ne réfléchit pas à devenir actrice ou institutrice ou championne de ski. Petite, elle a cette phrase qui tourne comme un mantra : « Si je ne veux pas mourir, il faut que je fasse de la création. » D’où ça vient ? Aucune idée et, visiblement, elle s’en fout pas mal. « C’était sans doute important d’exprimer la vie dans laquelle je vis. »
Yolande Moreau va parcourir les petits théâtres de Bruxelles, puis sera pendant douze ans une des figures des Deschiens de Jérôme Deschamps, tout en tournant au cinéma. Elle y incarne la plupart du temps des femmes très « à côté », en dehors de la société, à la personnalité qui lie étroitement force et vulnérabilité. Des femmes aliénées, à la lisière d’un silence qui se craquelle, en route vers la liberté. Un élan instinctif. Yolande, vous vous reconnaissez dans ces femmes ? Là, encore la réponse est déconcertante : « Ah oui ! C’est vrai ce que vous dites. Mais je n’y ai jamais pensé. J’avais pas remarqué. » N’est-elle pas en manque d’autres rôles comme, par exemple, une grande fresque amoureuse. « J’ai un peu passé l’âge quand même, non ? Et puis, je ne me pose jamais la question de ce que j’aimerais, je ne suis pas dans la frustration. »

« Mon sang féministe n’a fait qu’un tour ! »
La vie, c’est par capillarité qu’elle la gobe tout entière. L’extériorisation ne passe pas par de longues formulations, mais par le jeu, l’écriture, le corps, le rire. « J’aime bien partir du bordel. » C’est une instinctive. Et c’est pour elle que Benoît Delépine et Gustave Kervern ont écrit son rôle dans Mammuth… qu’elle a d’abord refusé. « Ah ! là, quand j’ai lu le scénario, mon sang féministe n’a fait qu’un tour ! Je leur ai dit non ! Et pourtant, je les aime. Mais cette femme qui était là avec sa casserole pendant que l’homme rêve ! J’avais beau me dire que c’est un rôle, un film, je me suis dit “merde, c’est non !” » Après maintes tentatives pour la convaincre, les espiègles réalisateurs décident d’user d’un stratagème pervers. « Un jour, j’étais dans mon jardin et j’ai reçu un coup de fil de Depardieu qui me dit : “C’est formidable que tu fasses ce film.” Je suis assez timide, alors j’ai dit oui doucement puis j’ai raccroché et j’ai crié à mon mari : “Putain ! Ils envoient le gros au charbon, les salauds !” » Bien sûr, elle est intervenue dans le scénario en  joutant, notamment, cette belle histoire d’amour entre Depardieu et elle. Yolande, féministe donc ? « Bien sûr ! Je répète souvent à mes filles et petitesfilles, battez-vous, y’a encore du boulot, c’est pas fini ! »

Elle a beaucoup d’admiration pour des « femmes exemplaires » comme Dominique Blanc ou Jeanne Moreau, sans oublier Agnès Varda avec qui elle a déjà tourné et qu’elle trouve « tellement à part. Elle fout tous les codes en l’air, elle ose tout ! À 80 balais, elle prend sa caméra et continue de s’émerveiller de tout ! » Que penset- elle de la vieillesse des comédiennes, l’inquiétude du physique et le recours à la chirurgie esthétique ? « Ben, je les comprends. Pour moi c’est plus facile, je n’ai jamais été une égérie, je n’ai pas ce poids sur les épaules. Une fois, avec Balasko, on s’est dit : “C’est facile pour nous hein ? On peut jouer n’importe quoi !” » Mais pourquoi, à 58 ans aujourd’hui, semble-t-elle ne pas avoir vieilli, par rapport à ses personnages ? « En fait, j’ai souvent joué des gens plus âgés, comme chez les Deschiens. Avant, je devais pousser mon ventre en avant, après je n’ai plus eu besoin : c’est la décontraction ! » pouffe-t-elle. Elle nous annonce avoir terminé le
scénario de son prochain film, et il s’agit encore d’une histoire d’amour complexe aux frontières du réel. Mais nous avons dû promettre le secret. Dommage. Elle veut tourner son oeuvre avec ceux qu’elle appelle les « gentils », ceux qui s’éclatent encore dans leur métier. Alors, bilan : aujourd’hui qu’elle est reconnue, que ses parents sont fiers d’elle, se sent-elle enfin intégrée à ce bas-monde ? Malicieuse, elle sourit : « Ça va un peu mieux, mais j’avoue que ce sentiment de ne pas être à ma place, il m’amuse, et que j’ai presque envie de le retenir… » Le voilà donc, le secret de cette femme déconnectée : se sentir à sa place, là, à côté.

Quelques dates
1953 : Naissance à Bruxelles.
1981 : Premier spectacle, « Sale affaire, du sexe et du crime ». One woman show, histoire d’une femme qui vient de tuer son amant.
1985 : « Sans toit ni loi », d’Agnès Varda.
1989 : Yolande entre dans la troupe de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff. Les spectacles s’enchaînent : « Lapin chasseur »,« Les Pieds dans l’eau »…
1993 : La famille Deschiens, devient une série, sur Canal +.
2001 : « Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain », de Jean-Pierre Jeunet. « Le Lait de la tendresse humaine », de Dominique Cabrera.
2004 : Yolande interprète et co-réalise, avec Gilles Porte, « Quand la mer monte », prix
Louis-Delluc, césar de la meilleure première oeuvre de fiction, césar de la meilleure actrice.
2008 : « Séraphine », de Martin Provost. Deuxième césar de la meilleure actrice.
2009 : « Louise-Michel », de Benoît Delépine et Gustave Kervern. Elle les retrouve pour « Mammuth », en 2010.
2011 : « Où va la nuit », de Martin Provost, adapté du roman « Mauvaise pente », de Keith Ridgway. Elle interprète Rose Mayer, une femme battue qui assassine son mari et tente de se construire une autre vie. Sortie le 4 mai.

1. Ancien élève de Jacques Lecoq, metteur en scène, il a fondé sa propre école de théâtre, essentiellement connue pour son enseignement du clown. Sacha Baron Cohen ou Emma Thomson font partie de ses anciens élèves.
2. Humoriste suisse qui pratiquait une sorte de rire tragique.

Photos : Christophe MEIREIS

Publié dans Causette #14 Mai – Juin 2011

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