Moreau/Faithfull, Rencontre au sommet

« Rendez-vous à La Lorraine, mercredi, 13 heures », a dit Jeanne de sa voix profonde avant de raccrocher. The voice. Je regarde l’appareil, incrédule : « Ah bon ? C’est aussi simple que ça d’organiser une rencontre entre deux icônes ? » En une poignée de secondes, l’affaire était dans le sac. Oh, l’angoisse ! Elle se dissipera dès l’arrivée de Marianne Faithfull, se jetant dans les bras de Jeanne Moreau. Elles se câlinent, se servent du « my darling ! », se caressent les cheveux et font des messes basses comme deux vieilles copines. Nous n’existons plus ! L’intuition d’une rencontre explosive, déjantée et magique s’est alors confirmée, et au-delà de nos espérances. Il n’y a pas dix artistes femmes comme elles, qui ont enquillé entre quarante et soixante ans de carrière en restant des modèles, pariant sur des choix artistiques audacieux, n’écoutant que leurs désirs. Femmes incorruptibles, artistes jusqu’au bout des ongles, elles vont la joueront cash, sans fausse pudeur, sans langue de bois. Elles ne s’étaient jamais vraiment rencontrées, « sauf dans ce dîner à Rome, tu te souviens, Marianne ? », il est à parier qu’elles se reverront bientôt. Causerie dînatoire.

Hors-d’oeuvre : la vie d’artiste

Marianne : Je t’ai vue dans Le Condamné à mort, avec Étienne Daho, j’ai adoré !
Jeanne : C’était magique ! J’ai beaucoup de chance ! Et là je viens d’enregistrer le clip pour les Têtes raides, c’est la première fois que je fais ça… Le monde de la pop music est tellement fun !
Marianne : Ta carrière musicale est impressionnante, je l’adore ! Moi, pour les Sonnets de Shakespeare, j’ai travaillé avec le violoncelliste Vincent Segal. C’était super. J’adore le rock and roll et la pop, mais c’est bien de pouvoir faire autre chose.
Jeanne [touillant les glaçons dans son champagne] : Je n’aime pas utiliser le mot spirituel, mais ça vous élève. On a pris toutes les directions possibles et imaginables, théâtre, cinéma, chanson. Vous savez, c’est dépassé la spécialisation. C’est important de pouvoir se diversifier, pour l’esprit.
Marianne : Mais qui aurait dit, il y a vingt ans, que tu ferais une soirée avec la lecture d’un texte et que tu remplirais des salles… C’est impensable !
Causette : Est-ce que c’est plus facile à faire aujourd’hui ?
Jeanne : On s’en fout que ce soit facile, ce qu’on aime, c’est la difficulté, c’est de le faire, c’est l’action. C’est parce que c’est difficile et nouveau qu’on le fait ! Si nous avons cette
liberté, c’est parce que le public est demandeur de ce genre de choses, c’est grâce à lui qu’on existe.

Plat de résistance : le féminisme

Jeanne : Dans les années 60, pour les réalisateurs, le mystère était incarné par les femmes. Cette période s’est arrêtée avec le film de Jean Eustache, La Maman et la Putain. Maintenant, ils s’en foutent. J’ai eu beaucoup de chance.
Marianne [fracassant la pince du homard] : Ce que j’aimais dans tes films c’est que les femmes étaient adorées, on leur vouait un vrai culte. Parfois, c’était même des déesses.
Jeanne : Ou des énigmes.
Marianne : Jules et Jim, Éva ou ce film avec Mastroianni.
Jeanne : La Notte.
Marianne : Il y a une séquence de cinq minutes où tu ris, c’est fantastique. Ce serait impossible de faire ça aujourd’hui.
Jeanne [gobant son oursin] : C’est le reflet du monde, de notre société.
Marianne : C’est terrible, je regrette cette époque. Ils veulent rabaisser les femmes. Ces pauvres filles qu’on utilise comme des Kleenex.
Jeanne : Ils sont de plus en plus misogynes.
Causette : Vous trouvez que l’on recule ? Que les conquêtes des féministes sont menacées ?
Jeanne : Le féminisme est un virus, je n’ai jamais été féministe ! Moi, je n’ai jamais été militante !
Causette : Pourtant, vous en avez profité des avancées du féminisme : pilule, IVG, libéralisation des mœurs !
Jeanne : Je n’ai profité de rien du tout, c’est arrivé bien trop tard. Mais, enfin, je suis née en 1928 mon petit ! La pilule, quand elle a été légalisée en France [en 1967, ndlr], tu parles. j’avais déjà fait cinq fausses couches et je ne pouvais plus avoir d’enfants. En revanche, j’ai signé le « Manifeste des 343 salopes ».
Marianne : Moi, j’en ai bien profité ! J’avais lu Le Deuxième Sexe et les bouquins de Germaine Greer. Nous étions en première ligne, nous étions des actrices, pas des militantes. Je n’en avais ni le besoin ni l’envie, j’étais une femme libre.
Jeanne : Là où le bouquin de Beauvoir était formidable, c’est qu’il ne demandait pas aux femmes d’être militantes, au contraire de Germaine Greer.
Marianne : Moi, j’étais trop occupée pendant cette révolution. Et la pilule faisait grossir. (Elle sourit). Nous sommes des féministes vigilantes ! Puis, en vieillissant, on ne vit plus le féminisme, on l’observe. C’est directement lié au fait de ne plus être esclave du sexe.

Trou normand : entrechats

Causette : Vos deux mères étaient danseuses…
Marianne : … Ta mère était danseuse ?!
Jeanne : Oui, ma mère était l’une des Tiller Girls ! Elle a fait partie de la première revue de Joséphine Baker aux Folies Bergère.
Marianne : La mienne dansait à Vienne et à Berlin !
Causette : C’était comment de grandir avec des mères qui avaient une telle discipline physique ?
Marianne : C’était très bien pour moi. Apprendre à danser m’a beaucoup servi pour avoir conscience de mon corps, ce que peu de jeunes filles anglaises avaient. Et toi, tu as appris à danser ?
Jeanne : Non. La seule chose que j’ai apprise de ma mère, c’est que le mariage était une catastrophe. Elle a été totalement détruite parce qu’elle a eu un enfant, moi, qui n’était pas désiré et qu’elle a dû se marier, ce qui a mis fin à sa carrière.
Marianne : La mienne était à Vienne pendant la guerre, elle est tombée amoureuse de mon père, un de ces Anglais extravagants ! Elle avait été violée par les Russes, et elle a vécu des temps très difficiles avec les nazis. Elle voulait se marier pour se soustraire à tout ça, avoir une nouvelle vie. Mais mon père était fou, un de ces mad english men, très excentrique. Je l’adorais, mais ils allaient très mal ensemble, donc ils se sont séparés. Ma mère s’est remise à danser, et c’est là que j’ai appris.

Dessert : having fun !

Marianne : Je pense que personne ne comprenait vraiment ce que je faisais dans les années 60, et moi non plus d’ailleurs. Je voulais juste m’amuser…
Jeanne : Ça, c’est ta nature ! Moi je ne me suis jamais vraiment amusée ! Marianne
sait s’amuser, moi je prends tout au sérieux.
Marianne : Je vais être folle, je vais prendre une crêpe flambée ! J’aime toujours m’amuser.
Jeanne : Pour moi, ce sera une glace à la pistache. Je suis tellement sombre. Tu es
la face visible de la lune, et moi la face cachée.
Marianne [en engloutissant sa crêpe] : Mais tu sais t’amuser, non ?
Jeanne : Non. Les seuls moments où je m’amuse c’est quand je suis tellement déprimée que je ris de moi-même. J’ai une lucidité terrible, et je vois tout !
Marianne : Il ne faut pas hésiter à prendre des médicaments. Ils n’ont pas trouvé
un traitement contre ça pour toi ?
Jeanne : Je ne prends que de l’homéopathie depuis 1973. Je ne prends pas de médicaments.
Marianne : Je pense que ça peut aider. En tout cas, c’est ce que je fais.
Jeanne : Non, je ne veux pas, je préfère trouver la cause.
Marianne : J’ai découvert que j’étais cliniquement dépressive, il y a trois ans. Personne ne le savait, même pas moi, donc ce que j’ai fait toute ma vie était de l’automédication.
Jeanne : Je suis d’une nature sombre. Par exemple, la situation internationale m’affecte beaucoup. Toi, tu n’as pas vécu à Paris pendant l’Occupation !
Marianne : Non, mais, ma mère ayant été traumatisée par la guerre, j’ai vécu avec ça aussi d’une certaine façon, tu sais.
Jeanne : Avec ma mère, on a fait tout l’exode à pied. C’est là que j’ai vu mon premier cadavre. On a été mitraillées par les avions allemands, ma mère est partie avec ma petite soeur vers une meule de foin, on m’a poussée dans un fossé et un gars est tombé sur moi. Quand je me suis relevée, j’étais pleine de sang, et c’était le mec du dessus qui était mort. Il m’a sauvé la vie. Assez parlé, montre-moi ton sac… Il est ravissant !
Marianne : Le tien aussi ! Mais c’est un Vuitton, y a pas le logo ?
Jeanne : Non, c’est le seul comme ça, le logo, je trouve que ça fait vulgaire. Vous ne trouvez pas ?

Propos recueillis avec Perrine BEAUFILS et Bertrand DICALE

Photos : Christophe Meireis

Publié dans Causette #13 – Mars/Avril 2011

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