Audrey Pulvar, Irrésolue à jamais !

15 heures, Audrey Pulvar nous rejoint après une microsieste. Nous la revigorons avec un bon Comté arrosé de vin d’Anjou. Elle aime. Quelques rayons de soleil, nous nous installons dans le jardin. Enfin, nous l’avons quelques heures à nous, capturée. Le temps qu’il faut pour comprendre cette boulimique de travail qui s’engloutit dans le boulot comme d’autres sous la couette. Hyperactive pour le bien des autres ? Terrifiée par le face-à-face avec soi ? Fascinée par le pouvoir ? Elle dit vouloir « Aller plus loin, plus haut », voir ailleurs si elle y est… mais jusqu’où ?

C’est le sang de la Martinique, cette terre melting-pot violentée par l’histoire, qui bout dans ses veines, secoue ses flancs, une terre matriarcale « où les femmes se sont éreintées au boulot ». Tourment indissoluble, malgré des années d’infusion dans la métropole. « Je suis une femme noire créole caribéenne martiniquaise. » Ça fait beaucoup à rassembler pour devenir une et entière. Elle se sent toujours « un peu étrangère où qu’elle aille ». En exil. Pas facile d’imaginer un autre avenir que courir lorsque le présent ne s’apaise pas. « Mon histoire commence par ma grand-mère maternelle, qui a eu une vie extraordinaire. D’extraction basse, abandonnée, ballottée de foyer en foyer, ne sachant pas écrire, elle n’aura de cesse de s’en sortir. » Il n’y a pas de fatalité. « Mon grand-père me rappelait toujours au cours de nos balades : “Tu vois cet endroit, c’est là que j’ai demandé ta grand-mère en mariage. Elle m’a répondu : ‘Je ne t’épouse que si tu me garantis que mes enfants auront une meilleure vie que la mienne, notamment une éducation !’” » Il tient sa promesse. Ils ont sept enfants, qu’ils trimbalent avec eux de la Martinique à la métropole, où ils s’entassent avec frères, sœurs et cousins à quinze dans un deux pièces de Saint-Denis, dans le 93. Lui est O.S. (ouvrier spécialisé) à Boulogne-Billancourt, elle femme de ménage dans les hôpitaux. Les enfants, élevés à la schlague – pas le choix et pas le temps de l’amour, même s’il est bien présent –, iront à Janson-de-Sailly (un lycée très huppé du XVIe arrondissement de Paris) et feront du piano – récompense suprême pour les parents. Bref, les enfants « réussissent » et la jolie famille s’en retourne en Martinique. On est en 1959. « Mon grand-père va acheter une petite ferme de bric et de broc, et ma grand-mère fera plein de trucs étonnants, comme ouvrir un pensionnat de jeunes filles à Fort-de-France. »

Audrey naît en 1972. « Quand j’arrive, tout le monde est là ! Grands-parents, oncles, tantes et cousins. Mon enfance se passe à la ferme avec les animaux, c’est la fête, nous, enfants-rois, les grandes tablées, ma grand-mère qui cuisine pour tout le monde… et je me sens seule à l’intérieur. » Ah bon ?! Trop de vacarme ? Pas assez d’intimité ? Peu de réponses, mais elle trouve une solution : la lecture, et jusqu’au vertige. Dès 4 ans, elle lit avec sa grand-mère, puis dévore les étagères de la bibliothèque municipale ; à 10 ans, sa tante (encore une femme) lui fait franchir une étape déterminante en lui offrant Le Père Goriot. Dans sa gloutonnerie, c’est toute la Comédie humaine qui y passera ! Mais comment une gosse de 10 ans perçoit-elle Balzac ? Y’a pas un petit problème de décalage ? « Absolument pas, je n’ai jamais eu l’impression d’avoir été larguée, au contraire, j’étais chez moi dans la Comédie humaine. La lecture, c’était le seul endroit où je me sentais libre. » Tenter d’atténuer le vacarme des ancêtres. « Oui, il y a une dualité en moi. La multitude des origines. C’est compliqué. Par exemple, aucune de mes sœurs – ni même ma fille – n’a la même couleur de peau, pourtant… » Le désir « d’aller voir ailleurs si j’y suis, d’aller plus loin, plus haut ». Cela donne une adolescente plutôt normale, c’est-à-dire déprimée, emmerdante, qui traîne avec son petit copain, qui arrive en retard, qui pleure tout le temps… La routine quoi. Elle rigole, mais un peu jaune. « Je ne voudrais pas que ma fille soit comme ça. » Navrée, mais ça risque bien de venir – elle n’a que 13 ans et demi. Toute discussion avec l’autorité (la plupart du temps sa mère, avec qui elle vit depuis la séparation de ses parents alors qu’elle n’avait pas 4 ans) est impossible. « Avec moi, c’était difficile de parler, j’étais toujours dans l’argumentation, la rhétorique. » Faut dire qu’elle est à bonne école, aidée par ses parents qui alimentent sa passion de la lecture. Elle baigne dans l’actu. « Mes parents étaient abonnés au Monde, au Nouvel Obs… Mon père était dans ses histoires de syndicats (1), donc j’entendais beaucoup de discussions politiques. » Bref, à 14 ans et sans son agrément, elle est envoyée par sa mère chez sa tante à Paris, histoire de voir si elle y est, puisque ça l’intéresse ! « J’ai atterri, direct, rue de Buci, dans le 6ème arrondissement – vous imaginez ! –, et j’ai compris l’intuition que ma mère avait dû avoir : j’ai adoré cette ville en quarante-huit heures ! Tout me plaisait, j’étais enfin autonome dans mes déplacements, je passais un temps fou dans les bibliothèques, j’aimais la liberté de ton, la confrontation des idées. C’est une ville qui m’est encore très chère, hélas, les gens ne se mélangent pas, on n’accueille pas. » Une dualité de plus à surmonter.

Elle se met à étudier le journalisme. Cette passion, elle l’explique en rigolant (oui, Audrey Pulvar rigole, et pas qu’un peu !) : « Enfant, j’ai eu trois chocs télévisuels – la télé émettait de 18 heures à 22 heures. La mort du pape, celui avant Jean- Paul II, Bonne Nuit Les Petits et un jour je suis tombée par hasard sur le JT de Christine Ockrent, et là ça a été le déclic ! Je me suis dit qu’il était possible d’être femme et d’accéder à de hautes fonctions, qu’on pouvait changer les choses. » Elle débute sa carrière à la première chaîne télé privée de Martinique, ATV. « C’était passionnant, il y avait tout à faire ! » Elle y restera huit ans. Mais, là encore, elle a le désir « d’aller plus loin ». De son île, obstinée, elle fait des allers-retours à Paris pour y trouver du travail. « Je prenais des rendez-vous, un billet d’avion, une chambre d’hôtel et je partais. Je me faisais bouler de toutes les rédactions. Je me suis cassé les dents. » Une histoire de couleur ? « Ça se peut, sourit-elle. Je me souviens que le patron de i-Télé de l’époque, dont je tairai le nom [on cherche, on cherche ! ndlr], m’a dit : “On n’a pas besoin de gens comme vous.” Arrogante, je lui ai rétorqué : “Je fais le pari qu’un jour je serai là et plus vous !” » La suite ? « Eh bien, il n’est plus là ! » Puis les portes s’ouvrent. « J’ai besoin de gens comme vous ! » dira le nouveau boss de i-Télé. Comme vous : allusion à ses origines, à son sexe ou à ses compétences ? Elle soupire : « La couleur. Pourtant, je voulais tout sauf ça ! Mais je précise : si je suis là aujourd’hui ce n’est pas à cause, grâce, à ma couleur : pour en arriver là, j’ai dû travailler beaucoup plus que tout le monde, beaucoup, beaucoup plus. Je ne suis pas qu’un alibi ethnique. »

Le public, lui, s’en fout, il l’aime. Elle le nivelle par le haut. Sa pugnacité, sans vulgarité et sans hausser le ton, séduit. Important dans ce monde où celui qui gueule le plus fort l’emporte. « Au début, j’étais très pitbull, mais ce n’est pas efficace, mon but est de mettre l’autre devant ses contradictions, qu’il ne soit plus dans la comm’. » De nombreux politiciens – dont Nicolas Sarkozy – en ont fait l’expérience, et il est à parier que ce n’a pas été le moment préféré de leur vie. On dit qu’en Martinique les animaux sauvages restent discrets.

L’animale Pulvar semble réservée, à l’écart. Elle est juste tapie et peut bondir à tout instant. Elle est libre et affiche ses engagements sans faux-fuyants. M. Guerlain s’est vu assaisonner un petit matin d’un : « Le nègre, il t’emmerde. » Grossière ? Non, citation d’Aimé Césaire. Maligne, l’animale, rompue à tous les risques d’éruption volcanique. Son éviction des rendez-vous politiques pour cause de conflit d’intérêt (2) : elle l’accepte même si elle trouve ça assez gonflé de ne l’appliquer qu’à des compagnes officielles. Alors que tant d’autres journalistes ou patrons de chaînes fréquentent les politiciens de manière intime. Suivez mon regard… Elle n’est dans aucune coterie. « J’ai horreur de ça ! Une chose est primordiale pour moi, ne pas oublier d’où je viens : je m’adresse “aux vraies gens” si loin de l’élite parisienne, qui est une toute petite minorité. » Mais si visible, voire encombrante. « Je me demande comment l’on peut m’accuser de partialité quand je vois une émission comme hier soir, Paroles de Français, avec Sarkozy et sans journaliste ! » Ben… et J-.P.P. alors ? « J’ai bien dit sans journaliste ! » Héhé…

L’animale est blagueuse et a le sang chaud, contrairement à ce que certains racontent. pour vous en persuader, lisez son livre, L’Enfant-Bois (Mercure de France), c’est un uppercut dans l’estomac. Un récit charnel, bruyant, humide, odorant, multicolore, alternant cruauté et amour, d’une sensualité étouffante. Insoupçonnables, ces recoins de la petite bête resplendissante et discrète à la fois. Tout à coup, elle s’inquiète de l’heure : elle doit aller chercher sa fille à Roissy, il faut démarrer la séance photo. On n’a pas vu le temps passer, le soleil s’est lassé, nous continuerons la discussion à l’intérieur, pendant qu’elle se prête à tous nos désirs de mise en scène : facétieuse, elle aime jouer avec son image, brouiller les pistes. Pourquoi vouloir aller toujours plus haut quand on a une vie aussi complète et épanouie ? On voudrait qu’elle se pose. Elle sourit, une ombre passe. « Le dépassement de soi, c’est se remettre toujours en question. » Et en mouvement. « Tiens, Moubarak est parti ! » dit-elle en lisant les dépêches sur son téléphone portable. Le temps de l’actu est revenu. Une révolution a eu lieu pendant que nous étions là, ensemble. On se sent tout chose ! Ciao Bella et plis fos ! (3)

Propos recueillis avec Étienne Cassagne

Photo : Vincent Capman

1. Marc Pulvar (1936-2008) a été l’un des fondateurs et le secrétaire général de la Centrale syndicale des travailleurs martiniquais.
2. Puisque son compagnon, Arnaud Montebourg, s’est porté candidat aux primaires du Parti socialiste, Audrey Pulvar a été privée, fin 2010, de tout rendez-vous politique sur i-Télé et France Inter.
3. « Ne lâchez rien », en créole.

Une semaine « normale » dans la vie d’Audrey
Du lundi au vendredi :
2 h : lever
2 h 30 : arrivée à France Inter, tri des livres arrivés la veille, lecture de la presse, choix du thème de l’édito
3 h 30-5 h : écriture de l’édito
5 h – 5 h 50 : écriture de l’émission et de l’interview de 6 h 50
5 h 50 – 5 h 57 : écoute des sujets qui passent dans l’émission
5 h 59 : antenne
7 h – 8 h 20 : écriture de la chronique « Sans prejugés »
8 h 36 : antenne
8 h 50 – 9 h 20 : point avec son assistante sur l’émission du lendemain et réponse au courrier des auditeurs
9 h 30 : coiffeur
10 h – 13 h : i-Télé
13 h 30 – 16 h 30 : déjeuner et sieste
17 h – 23 h : lecture (pause dîner rapide une ou deux fois par semaine un spectacle
si elle reçoit un artiste)
Vers minuit : extinction des feux
1 h 55 : réveil (notons tout de même que de 1 h 55 à 2 h elle traînasse dans
son lit !)
Week-end : famille, vie privée et… lecture de quatre ou cinq livres.
Rien que de l’avoir écrit, je suis crevée moi, bonne nuit !

Publié dans Causette #13 – Mars/Avril 2011

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