Rien à faire : dresser le portrait de Gustave Kervern, c’est mission impossible
en ce moment. Gus est en pleine promo pour Mammuth et semble avoir (momentanément ?) oublié le « je ». Il dit « nous » ou « on » désignant le couple qu’il forme désormais avec Benoît Delépine (le fameux et tordu reporter Michael Kael de Groland). Ils sont le mur et le lierre, agrippés l’un à l’autre. Ensemble, ils ont écrit et réalisé le film Mammuth, qui écrase tout sur son passage.
Gus arrive à l’heure au rendez-vous. Il est venu en métro après avoir ingurgité un MacDo. Pas encore la grosse tête en somme. Gus est chic, Gus est stressé. Mammuth n’est pas encore sorti, mais la promo est déjà éléphantesque, la présence de Depardieu et Adjani au générique n’y étant pas pour rien. Les interviews se multiplient et le duo Delépine/Kervern se divise pour couvrir au maximum le territoire des médias et des avant-premières. On les a aussi séparés pour des raisons de… sobriété. « C’est trop dangereux de présenter le film ensemble. » soupire-t-il. « Je pense qu’au Festival de Berlin, ils s’en souviennent encore ! » On n’est pas sûrs de vouloir savoir.
Gus dort mal en ce moment : « On n’est pas des machines de guerre, on est aussi assez timides. La nuit, je me dis que j’aurais dû répondre ça au lieu de ça. Je sais que je peux sortir des conneries en direct, mais j’ai peur que ce ne soit pas la bonne… » Dire la bonne connerie : quel souci rare, auquel rien ne prédestinait l’enfant solitaire Gustave qui, jeune garçon, promenait sa mélancolie sur la promenade des Anglais à Nice et se gavait de films d’art et d’essai. C’était ça, son kiff, le cinéma. « Les livres, c’est à peine si j’en ai lu dix dans ma vie ! » Plus tard, ce n’est pas à Sup de Co non plus que son talent d’auteur drôle explose, mais avec Benoît Delépine, qu’il ne quittera plus. « On écrit ensemble, mais on a très peu besoin de se parler. C’est immédiat. »
De « la bonne connerie » à l’art de la poésie sociale
Ça fait treize ans qu’ils sévissent pour l’émission et le festival Groland : ah, des bonnes conneries, ils en trouvent, et à la pelle ! Et qui font sens en plus ! Des sketches qui provoquent des rires dont on pourrait avoir honte la seconde d’après. « La vache, ils sont gonflés. Oh oui, encore ! » Que ça fait du bien. Car à part Groland et les Guignols, dites-moi, que reste-t-il, à la télévision, d’un tant soit peu subversif et politique ?
C’est le credo de ce tandem devenu les Lagarde et Michard du cinéma alternatif, poétique, branque, surréaliste, mais profondément sentimental (comme leur dernier film). De Aaltra à Louise Michel en passant par Avida, les trois précédents films du duo grolandais, on ne sait plus s’il s’agit de parler du social sur fond de road-movie initiatique, ou le contraire. Mammuth serait-il, lui, un « film social sur les retraites » ? Non. Clairement. Et pourtant : « Au départ, on pensait faire un film plus social que poétique. La modification s’est faite sur le tournage. Depardieu n’est pas intervenu dans le scénario, mais parfois, lorsqu’on lui indiquait une scène : comme d’aller détruire, parce que le patron le faisait chier, un trottoir qu’il avait lui-même construit des années auparavant. Gérard disait “Non, ce mec ne ferait pas ça.” Il y a eu une sorte de glissement naturel du personnage. » Depardieu a pris ce film à bras-le-corps, s’est investi à 100 %, n’a pas demandé de cachet. Il confie avoir eu l’impression de « refaire du cinéma pour la première fois depuis Ferreri », et de rendre hommage à ces êtres de peu, auxquels on ne prête aucune attention, comme son père, « Le Dédé », « un ouvrier qui ne savait ni lire ni écrire, mais qui n’en pensait pas moins. Pour ce film-là, c’est sûr, Gérard a accepté des choses qu’il aurait refusées à d’autres », s’enorgueillit Gus.
Il garde de ces cinq semaines de tournage l’été dernier « le sentiment d’une période
exceptionnelle et magique. Nous avons gardé la même équipe, le même budget1, nous ne voulons pas nous agrandir. Rester à hauteur d’humain. » On n’a aucun mal à imaginer cette parenthèse enchantée.
L’ovni du cinéma français
Des constantes dans leurs films : l’amitié et cet amour, le vrai, le pur qui se contorsionne et gigote. Pas un de leurs personnages en état de dire « je t’aime », tout simplement parce que l’info n’est pas encore remontée à la surface. Alors on trouve un autre langage, comme ce pote garagiste qui déclare à Depardieu : « Tu sais, y’aura toujours un bidon d’huile pour toi » (pour la moto Mammuth bien sûr). Ont-ils conscience que leurs films sont des ovnis, étranges, aux relents parfois glauques, peuplés de freaks du XXIe, mais pétés de sensibilité à fleur de peau ? « Ça nous paraît naturel, en fait. » Pas étonnant, ces deux-là ressemblent à leurs personnages, un peu à l’ouest. Le réel s’imbrique dans la fiction. « Pour le casting, on appelle des potes. Si on peut, on prend des vrais gens avec des vrais lieux, on préfère. La première scène de Mammuth, le pot d’adieu, est tournée avec le vrai patron2 et les vrais employés de l’usine. On ne donne jamais de description psychologique du personnage, on peut dire : “Là, tu es triste mais gai”, c’est tout. On aime les longs plans, pas les scènes intermédiaires. On privilégie l’ellipse. Certains y voient une simple succession de sketches, c’est faux. On ne pourrait pas faire une grosse déconnade, on a trop besoin de traiter du social. C’est ce qui nous plaît… » Nous aussi, Gus. Mais c’est l’heure de se quitter, on a du mal à s’extraire. On oscille entre mélancolie, rire et tendresse. Pendant qu’on le raccompagne, une dernière inquiétude : « J’ai un truc très important à préciser. Benoît et moi, on se contente du présent. Si le film marche, c’est bien, sinon tant pis. On a de toute façon vécu des moments magiques et pour ça, c’est déjà gagné. » Pas de problème. Depuis cette entrevue, Mammuth est sorti et fait un carton tant au niveau des entrées que de la critique. Gus et Benoît continuent de courir par monts et par vaux. Séparément. Allez, laissez-les trinquer ensemble, à présent, ils l’ont bien mérité !
Photo : Christophe MEIREIS
Publié dans Causette #8 – Mai/Juin 2010