Florence Aubenas, La tempête venue de Ouistreham

Florence Aubenas s’impose, malgré elle, comme la force tranquille du journalisme français. Ancien grand reporter pour Libération, ex-otage en Irak, où elle a passé cinq mois assise dans un soupirail haut d’un mètre cinquante, elle s’est ensuite penchée sur le cas Outreau et fait aujourd’hui partie de la rédaction du Nouvel Observateur. Actuellement, elle sillonne la France pour la promo de son dernier livre, Le Quai de Ouistreham, dans lequel elle s’applique à tirer l’alarme — pas la larme — sur la situation des « précaires », ces invisibles qui rament pour trouver quelques heures de ménage payées que dalle. Pour sa sensibilité, son courage, son humanité et son talent, Causette n’a qu’un mot : Florence, continue comme ça !

C’est un des premiers jours de soleil, la ville est calme, nous respirons. Nous partons avec Florence Aubenas à la Fnac de Lille où elle doit débattre avec des lecteurs. Elle arrive à grands pas, large sourire, poignée de main franche, les yeux dans les yeux. Son dernier livre, Le Quai de Ouistreham, raconte les six mois qui lui ont permis de comprendre la crise en la vivant de l’intérieur. « Il me fallait trouver un temps plus lent pour observer cette énième crise. Il me semble qu’il y a une impuissance des journalistes à traiter de cela. Ils sont plutôt bons pour traiter les événements et les mauvaises nouvelles, l’ordinaire leur échappe plus, il faut aller dans l’urgence. Le milieu parisien, dont je participe, est un peu coupé de la base. »

Elle pose un congé sabbatique à l’Obs et part en train à Caen. Pourquoi là-bas ? Elle
sourit : « Car – les gens de Caen détestent quand je dis ça – c’est une “petite ville sans rien de particulier”, une ville neutre. Pas loin de Paris. » Elle loue un meublé, part à la recherche d’un boulot avec un CV plutôt bref (bac, jamais travaillé, 48 ans, en couple et récemment plaquée). Le parcours du combattant débute par des longues heures passées au Pôle emploi. Au bout d’un mois et demi, elle additionne enfin quelques heures de ménage et autant d’employeurs, finit par obtenir un CDI de 2 h 30 par semaine – « Je ne savais même pas que ça existait ! »- comme agent d’entretien. Ce CDI signe la fin de l’expérience dont elle fait un livre. À sa sortie en février 2010, le vent de Ouistreham se lève et fait des ravages : 225 000 exemplaires en six retirages.
Florence Aubenas fait également un véritable strike dans les médias. Elle est partout, de tous les plateaux radios et télés, dans tous les journaux. La bonne société fait mine de découvrir cette réalité, parce que c’est elle qui en parle. On l’encense, on s’extasie devant la révélation : bon sang, y’a des gens qui vivent comme ça ! Se dégage un semblant d’empathie : « Depuis Ouistreham, toute la France frotte ! » s’enflamme Le Point. Certains crient même au génie. Cette presse d’habitude si pressée, criarde, polémiste et ethnocentrée découvre une France vaillante, qui cherche du travail sans relâche, récolte des heures en accordéon, est prête à descendre en dessous du Smic. Une France qui se lève tôt et qui se couche tard pour gagner que d’chi…

Pari gagné : Florence Aubenas a réussi à faire émerger la masse silencieuse des invisibles dont elle tente aussi précisément et respectueusement que possible de dresser le portrait. Avec ce style bien à elle. Simple, précis, sans emphase, sans commentaire. Un récit au cordeau, prenant soin d’éviter l’écueil de la compassion ou celui de la leçon que l’on donne. Elle n’impose rien, elle raconte. Ils sont peu à nous parler de « ces vies minuscules » comme les nomme l’écrivain Pierre Michon. Ces trésors débusqués sous des existences que l’on range sur les étagères, dans des bocaux étiquetés « précaires », « banlieusards », « femmes au foyer », « délinquants », « ouvriers », « paysans »… Ses articles, comme ses livres, ont l’art de dire en creux bien plus que l’argument affiché. Ainsi, dans Ouistreham, elle dénonce les conditions de travail, mais dit aussi sur « ces gens-là » bien d’autres choses, comme l’amour, la solidarité, la dignité, la joie de vivre. Leur monde s’est adapté à leur condition, ce sont des winners qui ne se laissent pas faire et aiment à « bien faire ». « Le ménage, c’est aussi une attitude ! » dit l’une, « Le pire qui puisse nous arriver serait de vivre des aides », affirme l’autre. « Il faut savoir rester en bas pour réussir, ajoute un ambitieux. À toi, je vais le dire, j’ai un projet fou, acheter un camion à pizzas : pas à frites. »
L’amour de leur métier, de leur vie, surprend toujours « ceux d’en haut ». Florence acquiesce et comprend : « J’ai lu Germinal, enfant, où le travail n’est que souffrance. En même temps, je voyais les mineurs pleurer à la télévision, car leurs mines fermaient. Effectivement, c’est troublant. Mais si on ne comprend pas que dans un travail, même pénible, on peut y voir son identité, sa dignité, alors il nous manque quelque chose : c’est ce que j’ai partagé avec mes collègues. »
D’ailleurs, Florence a essuyé quelques reproches de la part de ses ex-collègues de ménage : « Tu nous as traitées de précaires ! Hey, mais on est la France normale, la
France des voitures qui amènent leurs enfants à l’école. »

Pendant le débat et les dédicaces, Florence reste toujours en alerte, attentive, souriante. À chaque rencontre avec ses lecteurs, qui se déplacent en nombre, elle prend le temps de parler et d’écouter. Alexis, de la librairie La Préface à Colomiers (31), nous le confirme : « Elle fait véritablement vivre son livre, échange avec les gens, ce n’est pas un show, elle ne se met pas en avant, elle est impressionnante ! » Comment fait cette femme pour établir ainsi un périmètre d’intimité, de sécurité et l’imposer tout en douceur ? Elle ne veut pas devenir un modèle, une icône, une star, elle veut être journaliste, « Je suis désespérément journaliste » et réserver sa vie personnelle à ses proches. « La limite de la promo, c’est de parler de moi. » Alors on ne lui demande rien. On n’empiète pas sur sa vie privée, on ne parle pas de l’Irak par exemple. Elle seule peut l’évoquer, et cela ne lui pose aucun problème s’il s’agit de défendre ses confrères journalistes retenus en Afghanistan. À Lille, on va lui poser la question ‘1) : « Que pouvez-vous faire pour aider vos confrères ? » Là, le sourire s’éteint : « Je ne sais pas ce qu’on peut faire, leur dire qu’on les attend. En tout cas, ce qu’il ne faut surtout pas faire c’est laisser dire qu’ils ont pu commettre des imprudences et que les tractations coûtent cher. Sachez qu’il est certain que ça a été répété aux otages. C’est indigne d’un pays comme la France. » Elle sait de quoi elle parle, ses geôliers lui avaient aussi assuré que la France se fichait d’elle, « et croyez-moi, c’est quelque chose qui vous détruit ».
L’Irak. Janvier 2005. Enlèvement de Florence Aubenas. C’est à partir de ce moment-là qu’elle va devenir « Florence ». Au fil des cinq mois que durera sa captivité, nous allons vivre avec elle. La mobilisation, les portraits géants qui faisaient frissonner, les repas du 20 h en sa compagnie. Elle-même dira plus tard sur TF1 : « Ce qui m’étonne, c’est qu’on en ait fait autant. » Enfin, elle est revenue, souriante… Ça a été le sourire de trop. Les rumeurs dingues ont commencé. « C’est vrai, on me reproche d’être sortie de l’avion avec le sourire ! Mais vous savez, pour moi, c’était une belle journée ! »
À Lille tout le monde rigole. On l’aurait sûrement préférée sanglotante, comme nous l’étions tous en voyant la porte de l’avion s’ouvrir. C’était un dimanche. Dès le mardi, elle donnait une conférence de presse, ne souhaitant privilégier aucun média en particulier, considérant que son récit appartenait « à nous tous ». Conférence presque surréaliste que Florence Aubenas mène avec beaucoup de générosité, de professionnalisme et d’humour. Elle donne tout, et pourtant rien ne filtre d’elle. Difficile de lire en elle, même si son visage, plus indiscret, laisse deviner quelques rudesses, malgré ce sourire lumineux et franc. Certains seront frappés par la foudre et ne s’en remettront pas (2). Puis, hop, elle a disparu, a repris son poste – Libération à l’époque – a écrit un livre sur l’affaire d’Outreau. Elle a éteint les flammes de cette notoriété naissante. Non, elle n’a pas fait de dépression, non elle ne s’est pas tournée vers le Seigneur. Elle dit même ne jamais « avoir été tout à fait abattue ».

Elle est retournée écrire son livre à Caen, mais ce n’est qu’une fois ce travail terminé qu’elle reprend contact avec ses collègues pour leur révéler son identité et l’objectif de sa démarche : une journaliste qui a voulu comprendre ce qu’ils vivaient. Certains l’ont mal pris, elle a même reçu de la part d’employeurs des menaces de procès. D’autres, majoritaires, sont « plutôt contents que ce soit tombé chez nous », comme le dit Lydie (Sylvie dans le livre). Se sent-elle dupée ? « Non, elle nous a dit qu’elle avait trouvé du travail à Paris, mais elle m’avait promis de revenir manger chez nous. Ce qu’elle a fait six mois après. Comprenez bien, on était des amies avant, on l’est encore aujourd’hui. Et puis, j’ai de l’admiration : ce n’est pas son milieu social et elle a vraiment mouillé sa liquette. Elle n’a jamais essayé d’en faire moins. On ne s’investit pas comme ça, si l’on n’a pas une grande qualité d’âme. Vous savez, c’était un très bon élément, ils ont regretté son départ au ferry ! » CQFD : Florence, si un jour l’Obs vous vire, vous savez au moins où aller ! Si la presse lui tisse une couronne de laurier, Florence ne fait pas tout à fait l’unanimité, et soulève des polémiques. Elle dérange. Certaines sont orchestrées sur le Net, témoignages souvent anonymes l’accusant de manipulation, de mépris social. On lui reproche jusqu’à sa discrétion ! C’est dire si elle « met le feu », cette fille-là !
Le journaliste Arnaud Viviant (3) ira jusqu’à la soupçonner d’« escroquerie à la misère » : « Florence Aubenas va devenir riche en récurant les chiottes, ça fait plaisir. […] Non, on ne comprend pas mieux la crise avec ce livre. Elle n’est pas objective. » Florence me répond simplement : « Je ne sais pas pourquoi il dit ça », et hop, un chocolat dans la bouche. D’excellents chocolats que lui a fait livrer Martine Aubry (maire de Lille, ndlr). « Vous savez que vous déclenchez une sacrée polémique sémantique : vous vous êtes glissée dans la peau d’une autre – embedded – immiscée – mise EN situation, DANS la situation – immersion… Est-ce ou non du journalisme – est-ce du journalisme d’insertion – pas du journalisme, mais du témoignage – du journalisme militant – de l’infiltration ? » Réponse claire : « Je comprends, et c’est normal qu’il y ait débat sur la sémantique. Je n’ai pas vécu la vie d’une précaire, je ne suis pas devenue une précaire. Je n’ai pas vécu avec l’argent de ces quelques heures – de plus, pour que l’expérience soit exacte, il aurait fallu faire entrer un système d’aides sociales. Je n’ai pas vécu comme Barbara Ehrenreich (voir bibliographie) par exemple. Je savais que je reprendrais mon poste au Nouvel Observateur, j’avais une vie de rechange. J’ai vécu leurs conditions de travail, point.  J’ai voulu dénoncer une situation, point. Quant à devenir riche, ce serait assez simple : faire un livre sur l’Irak. » Mais ça, elle ne l’a pas fait.
Elle est décidément très placide. Irritante ? Même pas. Quelques minutes avant l’arrivée du TGV à Paris, elle semble se souvenir de quelque chose : « Mais vous savez, je suis heureuse, très heureuse de ce succès. Ça me fait vraiment plaisir ! » C’est vrai, tiens, on ne pense même pas à le lui demander. Elle est contente, oui, mais toujours pour de bonnes raisons : « Si Le Quai de Ouistreham permettait – déjà – de faire entrer les précaires dans le débat public, alors je serais heureuse. Si certains employeurs commençaient par demander aux femmes de ménage de ne plus venir à sept heures du matin ou neuf heures le soir, ce serait déjà un progrès. »

Photo : Christophe MEIREIS

1. On vient d’apprendre ce jour-là l’identité des journalistes. L’un d’eux est du Nord, ce qui soulève beaucoup d’émotions.
2. François Bégaudeau a tiré un bouquin à partir de cette conférence, La Fin de l’histoire, que Florence dit ne pas avoir lu.
3. Dans « le Masque et la Plume », sur France Inter, émission du 28 mars.

Publié dans Causette #8 – Mai/Juin 2010

 

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