La difficulté de devenir soi tout en se conformant aux archétypes imposés par la société, c’est le thème de prédilection de toute l’oeuvre de Riad Sattouf. Grâce à un don d’empathie et une sincérité autobiographique désarmante (voir Ma Circoncision ou Manuel du puceau), Riad – via le rire – devient le porte-voix des ordinaires, des invisibles, des opprimés qui doivent imposer leur existence malgré les autres. Se normer ou non. Assumer sa différence.
Déjà reconnu pour ses bandes dessinées, drôles et tendres, Riad Sattouf a élargi son cercle de fans en 2009 avec son premier film, Les Beaux Gosses. L’histoire désespérante et désopilante de jeunes collégiens mal dans leur peau, naïfs et cruels, obsédés sexuels, qui tentent de devenir des adultes. Puise-t-il dans ses propres complexes ? Quand on lui pose la question, il nie être obsédé par l’adolescence, presque étonné qu’on lui fasse toujours cette remarque. Pourtant, lorsqu’on lui propose d’évoquer la sienne, sa réponse semble confirmer l’intuition. « C’est l’âge où il y a le plus de frustrations, c’est un tremblement de terre, j’ai eu l’impression de devenir un autre que moi. Ça a été beaucoup plus dur que prévu. On attendait que je emplisse certaines obligations de garçon, Or j’étais très romantique et je me disais : pourquoi je ne plais pas aux filles, puisque moi j’aime lire et que j’ai un journal intime… J’étais niais. Quand t’es ado, c’est simple, si t’es beau et/ou fort, tu domines. » Il ne s’est pas senti dans ce cas de figure, alors il est devenu un de ces invisibles dont il traite, il s’est réfugié dans le dessin tout en développant, recroquevillé dans son poste d’observation, une acuité inouïe à décrire ses semblables. Rien ne lui échappe. Un geste, un détail vestimentaire, une expression, une intonation, un tic de langage (voir La Vie secrète des jeunes) : ce pourrait être du journalisme d’investigation, sauf que Sattouf veut rester un peu à côté du monde, ne pas vivre tout entier ici et maintenant. Il invite le lecteur dans cette zone un peu « à côté » en teintant ses livres et films d’un halo d’incertain, que ce soit dans ce trait de crayon peu figuratif ou dans des repères temporels flous. Tenir le réel un peu à distance permet toujours au rire de fuser en premier malgré des situations la plupart du temps désespérantes.
Dans Les Beaux Gosses, certains éléments de la panoplie de l’ado sont très discrets : Internet, l’alcool, le shit… Dans Ma Circoncision, le récit pourtant atroce de sa propre expérience en Syrie – où il a vécu jusqu’à l’âge de 12 ans – infuse dans le climat naïf et presque heureux de l’enfance, des potes… L’air de rien. Alors on rigole. Les frissons dans le dos, ce sera dans un deuxième temps. C’est dans ce livre qu’il nous semble découvrir un des postulats auxquels il se tient désormais. Une phrase prononcée par son héros, petit garçon isolé, blessé et incompris : « Je ne comprends pas que les grands ne jouent plus ! Moi, j’achèterai des jouets et je jouerai toute ma vie. »
Au temps des sociétés viriles
Ça ressemble furieusement à ce que l’auteur semble être aujourd’hui : un homme qui aime à se réfugier dans ce temps du jeu délaissé à l’âge adulte. « C’est exactement ça. La réalité est trop violente. Il faut la tordre un peu. C’est marrant de rigoler des choses tristes… non ? » Oui, surtout que le rire convoqué par Sattouf est toujours teinté de tendresse. On se prend à aimer ses anti-héros, la plupart du temps loosers, moches, prétentieux et malheureux dans ce monde. Ce qu’il trouve de plus terrible dans cette époque ? « La virilisation de la société. » La réponse paraît étrange quand tant d’autres se plaignent, au contraire, de la féminisation de l’homme. Il insiste : « C’est faux. Regardez, tous les pays qui ne fonctionnent pas sont ceux où l’égalité hommes-femmes n’existe pas. Quant à ceux qui l’avaient à peu près obtenue, et bien il y a une grande régression. Il y a un retour du religieux qui n’est pas celui de la foi mais de la domination de l’homme sur la femme. » Et de s’en référer à un récent sondage révélant que le taux d’insatisfaction vis-à-vis du roi du Maroc n’est pas dû à sa politique sur les droits de l’homme, notamment, mais à sa politique « féministe ». Et pourtant, il y a du boulot ! « Savoir en plus que de nombreuses femmes ont abondé dans ce sens est ignoble. » Quant à la France, le danger guette. « Comment se fait-il qu’une femme arrive à se demander si elle ne s’est pas habillée en pute quand elle n’a mis qu’une minijupe ? Un garçon se demande-t-il s’il est habillé en maquereau ou en gigolo ? Quand j’étais en Syrie, j’adorais venir en France : il n’y avait pas de pression virile, on pouvait avoir différents comportements. Lire et parler avec les filles par exemple. À présent, j’ai parfois l’impression d’être rattrapé par la Syrie. » Pourquoi alors ne pas s’engager dans la vie publique ? « Je n’aime pas le concept de l’artiste qui défend une position politique. La politique, c’est quelque chose de personnel. Dire aux gens : “regardez ce que je pense”, c’est indécent.
J’aime pointer certains trucs drôles, mais mettre dessus le nom de Sarkozy ou de Royal en réduit la portée. » C’est pour cela qu’un de ses héros récurrents – Pascal Brutal, archétype viril poussé à son paroxysme et donc ridicule (BD d’anticipation !) – vit dans un futur gouverné par Alain Madelin : « Un looser qui a perdu toutes les élections mais qui a inventé la politique libérale actuelle. » À chacun d’y mettre le nom qu’il souhaite, plusieurs sont possibles !
Le meilleur ami des femmes
L’utilité, la nécessité absolue d’un Riad Sattouf, c’est sa capacité à décrypter ironiquement, de façon tonique et concise, les petitesses de l’autre, les tics et les dangers d’une société de plus en plus normative. Terriblement efficace. Y compris dans l’ellipse : aucune femme n’apparaît dans Ma Circoncision. Où sont-elles ? Nulle part, on l’a compris. Observateur actif, Sattouf est un homme curieux et sans dédain. Parfaitement informé sur l’actualité politique, littéraire, cinématographique ou musicale, il ne dédaigne pas – au contraire de tant d’autres – les succès populaires. Il s’y intéresse et quand il s’en moque, c’est sans méchanceté. Et toc, un petit coup de pied discret : il n’est pas rare de retrouver des paroles de Vincent Delerm ou de Diam’s sortant des iPod de ses personnages. Concernant Diam’s, il s’étonne de la polémique sur son virage religieux. « Fallait écouter ses chansons ! On le sait tout de suite qu’elle a une image ultra réac des rapports hommes-femmes ! » rigole-t-il. « Tout comme les derniers grands succès, tels Twilight ou Very Bad Trip, où l’image de la femme est déplorable ! »
Sans tapage, tambour ni trompette, Riad Sattouf, trentenaire discret à l’allure débonnaire est devenu – à coups de grands éclats de rire – le meilleur ami des femmes et des invisibles en général.
Photo : Christophe MEIREIS
Publié dans Causette #6 – Janvier/Février 2010