Le Jour où Nina Simone a cessé de chanter. Darina Al Joundi raconte dans son livre
son enfance et ses dix-sept ans de guerre au Liban comme un parcours de santé,
l’air de rien. J’ai refermé ce livre, j’ai écouté Save Me. En boucle. Ça explosait dans
ma tête, ça hurlait, ça « grand éclatait de rire », les balles sifflaient. Darina ne me
quittait pas. Braque, extravagante, exubérante, écervelée, fantasque, addict, nymphomane, enragée, incontrôlable, téméraire… Il m’a fallu la rencontrer. Pour vérifier ce récit bouleversant, morbide et joyeux, et comprendre la rescapée qu’elle est devenue. En espérant la résolution d’une équation simple : si Darina est encore vivante, debout, en pleine possession de ses désirs de femme et de sa liberté, alors elle est un espoir – trash, certes, mais un espoir – pour toutes les femmes du monde.
C’est au creux des rues étroites et rassurantes de Saint-Germain-des-Prés que l’on fait connaissance. Chaleureuse embrassade. Elle a la délicatesse de retirer ses lunettes de soleil, alors je l’examine attentivement. Ce n’est pas très poli. M’en fous. Je veux savoir ce qu’il reste de cette guerre sur ce visage a priori sans cicatrice. Je bats la campagne juste derrière son sourire, cherche la trace des coups sur sa peau mat, traque le tic, écarte le khôl des yeux, y cherche la guerre, la peur ou l’abandon. Elle reste silencieuse. Se laisse
disséquer. Côté physique, tout semble aller bien, voire très bien. Je peux poser ma première question :
« J’ai lu attentivement votre livre… Il faut me répondre sincèrement, est-ce que vous allez bien ?!
Elle éclate de rire, mais comprend mon interrogation inquiète et s’applique à répondre :
– Si je vais bien, oui.
– Est-ce que ce que vous écrivez dans votre livre est vrai, vraiment vrai ?
– Et oui, tout est vrai », répond-elle sur l’air d’un ‘‘désolée ‘‘ malicieux. Soit.
Darina naît à Beyrouth en 1968, d’une mère libanaise, grande voix de la radio, et d’un père syrien, réfugié politique, athée, journaliste, poète, aux méthodes éducatives pour le moins radicales. Darina est une enfant « particulière », ou particulièrement aidée par son père : « Mon père avait une passion barbare pour tous mes écarts. » Il veut élever ses filles dans l’indépendance, la liberté et l’athéisme. « Mes filles, je ne veux voir aucune de vous lever le cul en l’air pour faire la prière et encore moins s’affamer pour faire le Ramadan. » Son père, bien qu’athée, adore le Christ qu’il compare à Guevara : « Un type qui transforme l’eau en vin ne peut pas être foncièrement mauvais. » Darina est inscrite dans une école chrétienne, se prend de passion pour le catéchisme, dévore toutes les hosties qu’elle trouve. Un jour, une sœur intriguée lui demande si elle est chrétienne ou musulmane. Elle posera la question à son père qui aura pour toute réponse : « Vous êtes des filles libres, un point c’est tout ! » Le jour de ses huit ans, il la convie à une cérémonie d’initiation, estimant qu’est venu l’âge de la première cuite : il ouvre une bouteille de Pessac-Léognan et offre son premier verre à Darina sur l’air de I’m Feeling Good, de Nina Simone. Darina, d’abord pompette, est vite beurrée comme un p’tit Lu. Et elle adore ! Son
père est fier. Elle aura d’autres béguins insolites, notamment pour les seins puis les couilles… Anecdotes inoubliables et innocentes ! Son père continue son enseignement en lui faisant découvrir la littérature – Maïakovski, Mahmoud Darwich, Baudelaire – et le cinéma : Emmanuelle et Orange mécanique.
Est-ce cette éducation libertaire et débridée qui fera d’elle ce bloc de granit et d’inconscience sur lequel rebondiront les balles lorsque la guerre va éclater ? Car il y a dans Darina le poison et l’antidote, le problème et la solution. Elle affrontera les bombardements, les charniers, les hurlements, la descente aux abris, la faim et la puanteur avec un certain enthousiasme. « Tout cela devenait tellement absurde ! On ne
savait plus qui tirait sur qui ! » Rappelons que cohabitaient dans Beyrouth pas moins de dix-sept communautés, ainsi que le siège de l’OLP traqué par les Israéliens. Darina comprend très vite que cette guerre va « transformer en loups les bourreaux mais aussi les victimes ». « Nous étions enfin tous égaux : nous avions tous faim et soif et nous étions tous très sales. Pour me désaltérer, je suçais ma peau puis celle de ma soeur »… Darina et ses sœurs entrent à la Croix Rouge. Quelques semaines plus tard, c’est le massacre des camps de Sabra et Chatila. Elle a 14 ans. Elle entre dans Sabra et se souvient d’avoir été plus effrayée par les yeux des vivants que par les corps bousillés des morts. J’évoque avec elle le film Valse avec Bachir, elle acquiesce, pensive, et parle des
chiens dans le film. Est-ce que ce sont eux qu’elle décrit dans son livre, les bouffeurs de cadavres ? Passage terrifiant. Elle éclate encore de rire : « Oui, oui, ce sont les mêmes. Ils
ont bouffé des Libanais pendant dix-sept ans, ils y ont pris goût ! Il a fallu les abattre pour entrer dans Beyrouth ! »
Plus la mort est présente, plus l’appétit de vivre de Darina est grand, plus son inconscience est vaste. La guerre l’enivre, elle en est dingue : « Mon corps avait été programmé depuis l’enfance. » Tout doit être under control. Sa virginité lui pose problème : « Chez nous, les hommes parlent de dépuceler les femmes en utilisant le terme “je vais l’ouvrir, je l’ai ouverte”, je ne voulais pas subir cela. Et en temps de guerre,
les agressions étaient nombreuses, alors sur les conseils d’un ami homo – et avec l’accord de mon père ! – je me suis ouverte toute seule. » Comment ? Rien de plus simple : prendre deux rails de coke et s’enfoncer deux doigts profondément. Lorsque le sang jaillit, Darina est soulagée. Aujourd’hui encore, elle en rigole et dit qu’il était grand temps de le faire car peu de temps après, elle a été violée. « Vous vous rendez compte, si j’avais été vierge au moment du viol ? » Heu non là, en fait, je ne vois pas du tout, je perds mes repères dans ce récit hallucinant…
C’est une ogresse. Elle dévore tout : le sexe, l’alcool, la musique, la drogue… Elle s’éclate à la roulette russe, même si le cerveau d’un copain lui atterrit sur l’épaule. Elle se « pisse dessus de rire » à courir entre les balles des snipers planquée sous des chevaux de course… Elle danse des nuits entières dans des boîtes de nuit bizarrement encore debout.
Elle drague éhontément. « J’étais à la morgue chaque jour et ça me donnait furieusement envie de faire l’amour, alors je disais simplement aux mecs : “On y va ?” Ça les déstabilise beaucoup, mais c’est très amusant ! » Mais un jour, la guerre va s’arrêter, et le père mourir, lui son protecteur, son guide en liberté, son directeur d’inconscience. Le jour de l’enterrement, un radiocassette diffuse le Coran, elle se rue dessus et passe Save Me, de Nina Simone. Elle s’enferme avec le poste et danse malgré les coups et les injures de l’autre côté de la porte. « Espèce de folle ! Remets le Coran ou on te tue ! Salope ! On ne coupe pas la parole de Dieu. » Elle s’en fout, elle tient à respecter la promesse faite à son père : pas de Coran à son enterrement : « Mets Nina Simone, Fairouz, Miles Davis ou même Mireille Mathieu, mais pas le Coran ! » Elle signe là son arrêt de mort. Son père l’avait prévenue : « Méfie-toi, ma fille, tous les hommes de ce pays sont des monstres pour les femmes. »
« Ensuite je vais payer cher, très cher. La guerre est finie, la morale et la loi reprennent leur place. La condition des femmes va devenir plus difficile en temps de paix que de guerre. Je serai passée à tabac, et ce que je ne dis pas dans le livre, c’est que c’est ma propre famille qui le fera. Puis ma mère me fera enfermer à l’asile. » L’hôpital des femmes folles à Jounieh est réputé, c’est là que les hommes laissent les femmes dont ils ne veulent plus. « J’ai payé le prix de ma liberté insensée dans ce pays d’insensés. Je n’avais jamais connu la peur pendant la guerre ; là, pour la première fois, j’ai su ce que c’était. » Darina apprend à la boucler, elle passe des journées entières à genoux, plongée dans des pseudo-prières. Elle a cette phrase incroyable : « J’ai tout accepté pour être folle. » Elle simule la repentance tant et si bien qu’on la laisse sortir de cet enfer. Elle promet à sa mère, à la famille, aux médecins… Elle quitte enfin l’asile et ferme sa gueule. Doit retenir sa langue et ses élans jusqu’à ce jour où elle fuira le Liban… C’est à Paris qu’elle atterrit, « le 12 février 2005. Je n’oublierai jamais ! »
Elle est là aujourd’hui, enchantée, libre, joyeuse encore étonnée de son succès et tout empreinte d’un doute « très positif ». Elle « tourne sa pièce », prépare son deuxième livre ainsi qu’un documentaire, s’est assagie et a rencontré le vrai amour, pense à peut-être faire un enfant, car elle aimerait savoir « quel caractère il aurait ! » On dirait que la
guerre l’a enfin quittée, ou plus précisément qu’elle en a fait son deuil, un deuil positif.
« C’est vrai. J’ai pardonné à ma mère qui, grâce à l’aide d’un ami psy, a vraiment pris conscience de ce qu’elle m’avait fait. » A-t-elle eu recours à un psy elle-même ? Elle rigole : « Nooon ! Quand on parle à un psy, on parle à une personne. Moi, j’ai la chance de pouvoir raconter à des milliers de personnes ce que cette guerre a été et ce que ce pays fait aux femmes. À chaque représentation, je prends la mesure de ce que j’ai vécu. » Est-elle féministe ? Forcément, profondément, « et il faut l’être de plus en plus, car la condition de la femme est en danger, même ici, en Occident », mais elle n’appartient à aucun groupe et refuse tout enfermement. C’est en allant chaque soir à la rencontre de son public qu’elle combat. Dire aux femmes : soyez libres et surtout indépendantes financièrement.
Darina est-elle la preuve que l’on peut vivre en oubliant le traumatisme, la guerre ? À cette question, ses yeux s’éloignent, repartent là-bas : « Non. On vit avec. La guerre est toujours en moi. Je peux encore pleurer dans la rue lorsque j’entends des détonations. Quand je visite un appartement, je fais attention à ce qu’il y ait un escalier pour descendre aux abris, tout comme je cherche une pièce sans fenêtre où l’on peut se blottir. Parfois je dors “attachée”, comme à l’asile. Je me réveille en pleurant, alors mon mari me dit : “Viens, Darina, viens à la fenêtre, regarde la Seine, tu es à Paris”… »
« Le Jour où Nina Simone a cessé de chanter » est d’abord un récit écrit par Darina Al Joundi, avec l’aide de Mohamed Kacimi, relatant la vie de l’auteur pendant les dix-sept
ans de guerre au Liban. Ce texte bouleversant devient pièce de théâtre, monologue
dit par Darina Al Joundi elle-même, et crée l’événement au Festival d’Avignon en
2007. Depuis, des centaines de représentations ont eu lieu. Il n’en reste que quelques dizaines (voir le site http://www.darinaal-joundi.com), dépêchez-vous !
La pièce a été éditée chez Actes Sud, et a déjà été traduite en une dizaine de langues.
Photo : William Beaucardet
Publié dans Causette #5 – Novembre/Décembre 2009