Arno, C’est quoi ce bazar ?!

Voix ébréchée, langue tavelée, mélodies venteuses, le chanteur belge Arno est de retour avec un nouvel album, “Future Vintage”. L’occasion d’aller lui rendre visite à Bruxelles, au cœur même de l’Europe, au cœur même de l’étrange fabrique qu’est Arno. “Je suis belge, hein, tu vois le bazar.” Voilà, “le bazar”, ça résume bien le personnage.

Arno Hintjens, pour l’état civil, est un hobo céleste de 63 ans. Un beau vagabond des mers du Nord, qui balance en trois langues et au bout d’une voix rauque et éraillée un rock de terrain vague terreux et détrempé. Arno est un cadeau. Il console, nous ramène à la rive, il donne du plaisir, un plaisir intime, secret et déroutant. Il en prend aussi: pour lui, être sur scène, c’est le « jouir ensemble ». Plutôt un beau programme.

Une belle âme sous un visage à brèves de comptoir. Une intelligence sensible et aiguë dans la confrérie aux ego carrés des chanteurs de rock. Un poète qui ne joue pas au poète, un artiste qui ne se croit pas seul au monde… et qui fait salle comble depuis bientôt trente ans, sans la ramener, sans se la péter. Rafraîchissant.

Approcher la machinerie Arno dans le privé, tenter de décoder son « bazar » est un exercice tour à tour complexe et déconcertant. Toujours jubilatoire. Il prend régulièrement le contre-pied de nos questions avec une vivacité qui tient de l’elfe, du punk et de l’anarchiste. Et autant le dire, parfois, on ne comprend plus rien (vous allez voir), mais c’est… comme ses chansons, ça vous remue tout au fond ! Il sourit : « Je suis fils du surréalisme, je suis Belge ! » Mais c’est quoi être Belge bon sang ? « Ah ! ça, c’est une bonne question. La Belgique est un pays que l’Europe a construit. C’est un champ de bataille. C’est ici, Waterloo. Alors les Français, les Anglais, les Allemands, tout le monde a décidé que pour avoir la paix, il fallait créer un pays ici. Il y a trois langues en Belgique: le français, le néerlandais et l’allemand.» Il ferme les yeux, réfléchit, prend le temps, le souci de la précision. «Il faut une heure et… dix-sept minutes pour aller à Paris – moins qu’en venant de la grande banlieue. Une heure et… quarante minutes pour le centre de Londres, une heure et vingt minutes pour Amsterdam, une heure pour Cologne. J’ai pas de frontières. » Il ne dit pas « la Belgique n’a pas de frontières », mais « j’ai pas de frontières ». Or la Belgique n’explique pas tout. Pas tout à fait.

Arno est né en 1949 dans une ville de la Flandre catholique, Ostende, où on voit des temples protestants, des synagogues, des mosquées, un quartier gay, des prostituées en vitrine comme à Amsterdam… Une ville turbulente, industrieuse, insolente.

 

Elvis, son premier frisson

La musique commence à 8 ans. À l’époque, Arno se lève plus tôt que ses meilleurs amis – « C’est le contraire maintenant » – et débarque chez son copain Frank, à cent mètres de chez lui, à l’heure du petit déjeuner pour qu’ils aillent ensemble jouer dans la rue. Un matin, pendant que Frank finit ses tartines, il attend dans le living avec les deux grandes sœurs, «Dorothée et Ray- monde. Elles avaient un petit pick-up du genre que j’ai mis sur la pochette de mon dernier disque et des 45-tours. Elles ont passé une chanson d’Elvis Presley, One Night with You, et j’ai eu la chair de poule. C’est la première fois que j’ai joui. »

Depuis ce jour-là, il navigue de flash en flash, de chanson en chanson. Du rock, bien sûr, mais aussi des extases plus inattendues si l’on fantasme la révolution rock comme seulement une histoire de cuir et de cambouis. «Il y a aussi Telstar, des Tornados, un groupe avec les premiers synthés» – une électro mi-Jarre mi-Kraftwerk en 1962. «Je suis accro à la musique. Je n’ai pas d’idole, je ne suis pas attiré par une vedette. Je n’ai pas de poster d’Elvis, des Beatles ou des Rolling Stones. Je n’ai jamais voulu être habillé comme eux. Je ne veux pas être quelqu’un d’autre. Maman m’a dit: “Reste toi-même, c’est le plus facile. Être un autre, c’est du boulot.” »

Ah! sa maman. Celle de l’inoubliable chanson Les yeux de ma mère, qui arracherait des larmes à une pierre, il en parle encore aujourd’hui avec des flammes de joie dans la voix. « Dans les années 60, elle se coiffait comme Zizi Jeanmaire, avec les cheveux courts et des talons hauts comme ça, tu vois le bazar. Une allumeuse. Comme moi. » Cette mère de famille aisée est gaillardement anticonformiste. Elle ne fait pas baptiser son fils, mais lui recommande toutefois de ne jamais le dire hors d’Ostende – « Dans les années 50, on avait peur de t’approcher si tu n’étais pas baptisé.» Arno va vivre au milieu de femmes, toutes joyeusement féministes et excentriques : sa mère et ses deux tantes. «Elles ont été existentialistes dans les années 50, écoutaient Juliette Gréco et me montraient les dessins de Cocteau. Que veux-tu, quand tu dors avec ton chien, tu attrapes ses puces.»

“Je suis lesbienne À 150 %”

Parmi les puces, un amour infini pour les femmes. Nous avons été accueillis par: «Un journal féminin, je suis content ! Tu sais, je suis lesbienne à 150 %.» Ces femmes l’encourageront toujours. Mais cette mère romanesquement libre meurt à 40 ans d’«un cancer qu’on aurait guéri aujourd’hui», dit-il pudiquement. Ses deux tantes, Fabienne et Inès, toujours vivantes, lui téléphonent tous les jeudis à 13 heures en temps universel, où qu’il soit. « Aujourd’hui, ce sont les femmes qui sont sur les barricades. Pussy Riot en Russie, Madonna qui met tellement de provocation dans la pop, Aung San Suu Kyi en Birmanie. »

Quand il a 16 ans, il annonce qu’il ne travaillera pas, qu’il sera musicien. Les femmes de la famille approuvent. Son père soupire. Il rêvait qu’Arno fasse les études qu’il n’avait pas faites. Il faut préciser que le grand-père, Charles Ernest Hintjens, était un vrai homme de gauche. Quand l’armée allemande déferle sur la Belgique en 1940, il embarque toute sa famille sur un bateau de pêche, cap sur l’Angleterre. Le père d’Arno a 15 ans. Il fera son service militaire dans la Royal Air Force britannique et, après-guerre, deviendra ingénieur, mais sans avoir poursuivi des études prestigieuses. «Quand j’ai eu 40 ans, mon père m’a téléphoné pour me souhaiter un bon anniversaire. Il m’a aussi demandé quand je ferai un vrai métier.»

Pourtant il ne chôme pas, il arpente dans tous les sens son métier de chanteur. Il crée et dirige beaucoup de groupes depuis l’aube des années 70: Tjens Couter, Freckleface, TC Matic, Subrovnicks, Charles et les Lulus, Charles and The White Trash European Blues Connection. Même si l’essentiel de son job consiste à être arnoïste. Pas d’école, pas de genre, pas de chapelle. «J’ai créé mon bazar, ma propre odeur.» Un rock dans lequel on peut saisir au vol des cousinages avec le blues rock anglais, Tom Waits ou le boogie graisseux des Texans, mais aussi avec les musiques des carnavals flamands, les airs des bals à limonaire, la variété française qui a beurré les grandes ondes pendant des lustres… «Je ne veux pas plaire à tout le monde», martèle-t-il depuis qu’il joue de la musique. «Mais je chante pour ceux qui ont deux trous de nez, et tout le monde a deux trous de nez.» C’est simple et le public adhère, qu’il soit cerné de guitares rock ou reprenne Les Filles du bord de mer, d’Adamo. Pourtant, longtemps, il est une exception, un ovni. Un Belge, quoi. Rock & Folk pouffe, Télérama ignore, TF1 ne connaît pas. Son étoile se lève très lentement dans le ciel de la critique française. Quand, dans les années 90, les scribes à lunettes noires du bon goût rock consentent à aller le voir en concert, ils découvrent des salles pleines, et pleines depuis des années. Arno est devenu addict de la scène. «Avec les musiciens, avec le public, on jouit ensemble. Et moi je suis accro à l’adrénaline, mais je ne veux pas être star. » Car ce n’est pas la même chose, en effet. Il choisit soigneusement ses interviews, n’est guère sensible à la flagornerie. «Il faut se protéger. Et avoir le respect. Je suis content avec ce dont je vis. La richesse, c’est être content avec ce qu’on a. Je n’aime pas le luxe, quel boulot!» Le luxe, pour lui, c’est de pouvoir continuer les tournées. Arno voyage, mange et dort avec son équipe, il ne fait pas cavalier seul. Il a le même manager depuis des lustres. Le même pianiste. « Je n’ai jamais été avec une femme si longtemps!» Il aime à citer son ami Michel Piccoli qui prend tranquillement le bus. «Personne ne reconnaît lui. Il va au bistrot tout seul. Si tu y vas avec deux bodyguards, tu cherches le bazar.» Dans sa ville, Bruxelles, « ouverte comme une vieille pute », Arno se promène cool, à la fois accessible et lunaire.

Et s’il n’aime pas les médailles, depuis quelques années, elles lui tombent dessus
à son corps défendant. La critique accueille chacun de ses albums dans un crépitement
de louanges, les ministres de passage dans les festivals se font un devoir de le saluer chaleureusement, les fans ordinaires lui adressent de grands sourires respectueux. Il est terriblement timide et pourtant affable, et son élocution porte encore les cicatrices de son combat contre le bégaiement. Il passe, ses cheveux gris dans les yeux, l’air mi- ahuri, mi-affairé. « J’ai beaucoup de chance. Il y a plein de gens qui ont plus de talent que moi, mais moi, j’ai plus de chance qu’eux. »

Il compte parmi ces artistes qui n’existent qu’en deux fonctionnements possibles: en tournée ou en dépression. Il ne s’en cache plus, d’ailleurs. S’il tourne autour de la quarantaine d’albums au compteur, en solo et sous tous ses alias, c’est parce qu’il ne doit rien faire d’autre que de la scène. « Je fais des disques pour faire des concerts. Je suis deux ans en tournée et, quand ça arrête, j’ai des problèmes, même physiquement. Je dois faire des trucs, sinon, je suis dans les bars. Quand je suis en tournée, je ne bois pas.» Et, quand il boit, il boit. Les professionnels gardent en mémoire d’inoubliables interviews télévisées ou une apparition particulièrement pittoresque aux Victoires de la musique 2011 – « J’étais saoul comme un âne ! » se souvient-il. Ça, c’est pour le folklore, la légende.

Pour l’âme d’Arno Hintjens, il y a une histoire de survie, un combat contre des démons ordinaires dont il sort victorieux par la création : « Le dernier concert de la tournée était à Montréal, au mois de novembre passé. Je suis rentré et je me suis demandé quoi faire, parce je tombais dans un trou, dans un genre de dépression. Je me suis dit: “Je vais faire un nouveau album.” J’ai commencé à écrire et, au mois de janvier, j’avais vingt chansons. Normalement, j’aurais dû être en studio en 2013 seulement. » Future Vintage allait naître plus tôt que prévu…

Un parfum de bière et de métaphysique

Ainsi, Arno n’aura été coupé de la scène que quelques mois. Il va retrouver, dès cet automne, des salles qui prennent vite des allures d’étuve et où l’on chavire avec ravissement entre cataclysme et baloche, entre neurasthénie et ricanement jovial. Et c’est là qu’il conquiert, tournée après tournée, un peuple chaleureux, rugueux et tendre, qui pioche avec une bonne fourchette dans son « stoemp ». Le stoemp ? Ça se prononce chtoump et c’est bruxellois : de la purée de pommes de terre et des légumes avec quelque chose à côté – une belle tranche de lard, un gros morceau de morue, de belles saucisses: ça tient au corps, ça se partage, ça se transforme facilement en métaphore. Et les concerts d’Arno ressemblent à ça: si l’on croit que le rock n’est qu’une histoire de guitares bien binaires qui court en ligne droite de Gene Vincent aux Strokes, on découvre que l’on a fait fausse route. Les jambes arquées, cambré vers l’arrière, les bras battant une mesure cahoteuse, Arno embarque le rock dans des valses tachycardiques, dans des polkas péremptoires, dans un étrange climat de plage où planent des mouettes enrhumées et naviguent des piétons borgésiens. Ça sent la bière et la métaphysique.

Future Vintage est dans ces parfums-là. Du bon spleen et des consolations obliques, des formules drues («On chante pas tous les jours des chansons d’amour») et des visions fou- droyantes («Les artistes, les anarchistes, les dictateurs et leurs coiffeurs»)… L’album n’est pas particulièrement gai, mais il sait consoler – l’effet stoemp, toujours – en racontant le vertige qui saisit entre deux histoires d’amour, l’état de changement, les nœuds curieux qui naissent lorsque la découverte et l’adieu s’emmêlent. Autobiographique ? Pas seulement, et même quand il dit « je » : « Je suis inspiré par l’être humain. Il peut être cruel, faire la guerre, pleurer, rire, faire des bêtises, et ça m’inspire… Mais pas les arbres. Pas le chien de Tintin, parce qu’il parle. J’aime pas les chiens qui parlent – tu vois le bazar ? » Pas tout à fait, non. Mais, c’est beau comme du Arno.

Comment naît une chanson? Pour la composition, c’est simple: «Je joue de tout, mais très, très mal. Je suis un des plus mauvais musiciens du monde. Je peux composer, mais toujours sur mi la si, c’est le plus facile. Et pour le reste, je prends toujours des musiciens qui sont meilleurs que moi. Je suis vampire, j’utilise. Sans les gens, je suis rien. » Et les textes ? «Quand je fais une chanson, je suis vierge. Et je ne pense pas. Je suis très impulsif, mais je paye la facture de ça aussi. Mais je n’aime pas réfléchir. Je dis toujours, penser, c’est pour les sœurs catholiques.»

Arno appartient à cette génération en laquelle personne n’a cru.

«Dans le temps, c’était les chanteurs de charme qui faisaient des albums. J’ai toujours eu un mauvais coiffeur pour être chanteur de charme.» Et pourtant, il est toujours là, station debout, increvable. « Mon sport, c’est être chanteur d’Arno. » On le sent inquiet. «On est dans un épisode de changement. L’Europe est en faillite, les États-Unis n’ont plus le pouvoir d’il y a dix ans. J’ai peur pour le futur et je n’aime pas avoir peur. Tout est possible dans un film de cow-boy, mais aujourd’hui, on vit dans un film de cow-boy ! » Il parle de Marine Le Pen – « Quand votre président va voir le bazar!» –, de Mitt Romney – «heavy stuff» –, d’écologie, de religion… Pessimiste alors ? « Le pessimiste est un optimiste avec beaucoup d’expérience. J’observe, quoi ! » Mais alors quid d’un de ses « tubes » Putain, putain, c’est vachement bien / Nous sommes quand même tous des Européens ? « Je vais chanter ça avec un autre cynisme », décrète-t-il en souriant. Arno évite d’être vieux. «Il est trop tard pour devenir vieux. Je suis né vieux et je vais crever jeune. » Certes, il n’a jamais envoyé un e-mail de sa vie, mais il prend plaisir à se faire pousser par ses deux fils qu’il aime à citer régulièrement et tendrement. Tri- lingues, comme lui, mais avec la double nationalité française par leur mère. L’aîné, 23 ans, est musicien d’électro en même temps qu’étudiant aux Beaux-Arts.

Surréaliste Arno? Oui. Dans les deux acceptions du terme. Il le revendique : « Le dadaïsme détruit le passé, le surréalisme est dans le passé et dans le futur.» Arno est bien d’ici, d’hier et de demain. Un bluesman ? Sans doute, mais un bluesman joyeux. «On est moche, mais on s’amuse. Tu vois le bazar.»

Propos recueillis avec Bertrand Dicale

Photos : Samuel Kirszenbaum

Publié dans Causette #28 – Octobre 2012

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