François Morel L’élégance du sentiment

Le célèbre fromager des “Deschiens” triomphe depuis le début de l’année au théâtre de la Porte Saint-Martin, à Paris, dans les habits de Monsieur Jourdain, truculent “Bourgeois gentilhomme” mis en scène par Catherine Hiegel. Peu disert sur lui-même, cet amoureux des mots et de la langue française a choisi la scène et les ondes de France Inter pour donner libre cours à son incroyable don d’observation des rapports humains. Portrait d’un incisif attendrissant.

Dans l’univers artistique de François Morel, on croise des personnages toujours un peu perdus, mélancoliques, qui frisent parfois le ridicule. Des enfants maladroits et fanfarons, des hommes en marcel qui sentent bon la sueur et adorent tremper leurs pieds dans une bassine ou, plus sérieusement, deviser dans un fumoir anglais. Papa boit trop de vin et le goût des filles est mystérieux. Une tendresse bourvilienne, des effluves de petits bals perdus. Univers soigneusement délimité par de lourdes tentures mauves. Rideau ! Derrière ces tentures, des secrets ; peut-être pas gros mais suffisants. Sans doute des chagrins enfouis, des regrets inavoués. Comme tout le monde, direz-vous. Oui, c’est exactement ça : comme tout le monde. Comme « nous autres ».

C’est probablement cette proximité avec son public qui rend cet artiste si populaire. Il est irrésistible : ses mots, sa gestuelle précieuse et lente, ce sourcil sans cesse aux aguets et qu’il frisotte quand il s’inquiète de votre confort ou de la clarté de ses propos. Ou qu’il s’ennuie. Va savoir. Bien trop poli pour laisser paraître. Ou encore terrassé par la timidité.

L’appel des planches

Son ami, le metteur en scène Jean-Michel Ribes, le premier à lui avoir donné un rôle (le groom dans la série Palace), dit de lui qu’il est « un artiste polymorphe, très structuré et vintage ». La formule a son effet, mais elle est exacte. Tout dans l’enfance de François Morel rappelle l’histoire des Trente Glorieuses. Avant de devenir le célèbre Monsieur Morel des Deschiens, fromager de son état, François sera d’abord un sage petit garçon, un peu étrange, né en 1959 et élevé dans la charmante commune de Saint-Georges-des–Groseillers, dans l’Orne, 3 000 habitants. Une maman dactylo, un papa à la SNCF. Un frère, une sœur. Et un oncle… fromager. C’est un petit garçon « au physique pas formidable », qui n’aime pas jouer au foot. Bon élève, il alterne « déconne et réserve », selon qu’il se sent à l’aise ou non. « Au début de chaque année scolaire, je me souviens que j’étais très impressionné. Je me disais toujours : “Je ne vais pas y arriver”. J’étais très timide, très complexé. » Par quoi ? Il change de sourcil, commence le frisottis, et donne une réponse inattendue, un peu empêtrée : « Le problème, c’est que j’avais un an d’avance et j’étais toujours plus jeune que les autres, il me semblait que ça allait être plus dur pour moi. » Dieu merci, il « aime faire son rigolo » et s’éclate aux spectacles de fin d’année dans son village. « J’écrivais et j’interprétais des sketches. Je me sentais bien, là. » La télé arrive en 1968 dans le foyer Morel. C’est le grand amour : François est fasciné par ce qu’il voit. Et le soir, au fond de son lit, il ne se rêve pas en pilote de bombardier, il ne chasse pas les dinosaures. Non. Il rêve qu’il interviewe, ou qu’il est interviewé, ça dépend des humeurs, par… Jacques Chancel. À chacun son fantasme. En tout cas, il a trouvé sa voie : il sera « dans le spectacle ». « Je m’étais rendu compte qu’on pouvait dire des choses un peu insolentes, sur les profs par exemple, quand c’était soutenu par un travail, une écriture ». Pratique pour un timide amoureux de littérature.

Prudent, ou pragmatique, il termine d’abord sa maîtrise de lettres à Caen, avant de « monter à Paris ». Ce qui rassure définitivement son père, déjà assez confiant dans l’avenir de son fils. Sa mère, elle, verse de chaudes larmes quand elle apprend qu’il est reçu au concours de La rue Blanche, école de théâtre sise à Paris. « Quelle vie va-t-il avoir ? » s’inquiète- t-elle. « Moi, je voulais être sur les planches, je ne pouvais pas vivre sans avoir essayé d’en faire ma vie. » On est en 1981. François a 22 ans. Il ne dit pas « je veux être acteur », mais « je veux être sur les planches ». « En fait, ce n’était pas clair dans ma tête : je voulais être fantaisiste, chanteur, comédien. Ou les trois. J’ai mis longtemps à me dire “Oui, maintenant je crois que je suis comédien”. Il me faut du temps. Je suis un acteur de garde. Comme il y a des vins de garde. » Un acteur de garde qui apparaît dans une soixantaine de films ou de téléfilms et tourne à la fois avec Pascal Rabaté – aux comédies un peu rêveuses –, Lucas Belvaux ou des réalisateurs plus populaires comme Christophe Barratier (dans La nouvelle Guerre des boutons). Son passage dans la troupe de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff durera dix ans, pendant lesquels il accède, comme les autres Deschiens, à la notoriété. La série est diffusée sur Canal+ : c’est un succès. Le « parler Deschiens » entre dans tous les foyers de France, et dans les cours de récréation, on imite Olivier Saladin, Olivier Broche, Philippe Duquesne, Bruno Lochet et Yolande Moreau. Ce sont des figures de héros prolos. Ils vont rester amis et travailleront ensemble dès que l’occasion se présentera.

La pudeur des timides

Après l’aventure « troupe », François Morel entame une carrière « en solitaire » et, tout en continuant à être acteur pour les autres, il se lance dans l’écriture, la mise en scène et la production de ses propres spectacles. Retourner chercher le petit garçon de l’Orne et faire vivre l’imaginaire de celui qui aimait « faire le rigolo ». Faire le rigolo, c’est la pudeur des timides. C’est ainsi qu’il met son cœur sur scène avec des spectacles comme Les Habits du dimanche ou Bien des choses : ça parle de petits riens, ça décortique les vies ordinaires, et s’il les bouscule un peu, il leur rend aussi hommage. Et nous, spectateurs, on est là, les yeux rivés à la scène, tour à tour étourdis d’émotion et de rires.

Il va également exaucer un rêve ancien : devenir chanteur. Et hop ! il écrit ses chansons, monte son premier spectacle, Collection particulière, et enregistre son premier disque. Ah ! qu’ils sont difficiles à qualifier, ses spectacles : one-man-shows, stand-up, théâtre, music-hall ? Tous conjuguent mise en scène, musique, fanfares, voix off, décor recherché, costumes… Chaque matériau est comme un bijou que l’on a pris le temps de lustrer, d’éclairer. Il admire le dessinateur Sempé, « tous ces petits traits qui racontent la vie ». Pas étonnant. Il procède de la même façon.

« Ta gueule, Nadine Morano, ta gueule ! »
Il hume, il flaire, il sent. C’est un « observateur incontestable1 » de la société et des rapports (in)humains qu’elle entretient avec les « nous autres ». Les petits, les invisibles, les taiseux. Son nouveau terrain de jeu : chroniqueur. Et pas n’importe où, sur France Inter. Là, il donne enfin à « humoriste » de nouvelles lettres de noblesse. De l’humour ourlé de poésie et d’absurde. Il aime à réhabiliter des mots ou expressions en fin de vie comme « pébroque », « mornifle », « rodomontades » ou « saisir le moricaud par le collet ». Parfois, quand la connerie s’impose trop fort, sa réserve cède, et là, quand il s’énerve, le doux rêveur des petits bals perdus sort la kalach : « Ta gueule ! » Et en général, deux fois : deux « Ta gueule » qui encadrent celui ou celle qui a dépassé les bornes. Ça donne par exemple : « Ta gueule, Nadine Morano, ta gueule ! » Ou : « Ta gueule, Luc Ferry, ta gueule ! » Jean-Luc Hees, DSK, Anne Sinclair ou Nora Berra en ont fait les frais. Certes, il n’a pas lancé « Ta gueule » à tout le monde, mais disons que sans gros mot, c’est presque pire ! Il n’avait pas hésité non plus à brocarder ses patrons de France Inter à propos des licenciements de Didier Porte et de Stéphane Guillon. « J’étais triste de cette éviction. Je ne comprenais pas. » Sale période pendant laquelle il a pensé ne pas revenir à l’antenne : « Quand je suis parti en vacances, je ne savais pas ce que j’allais faire, et ma démarche était ambigüe aussi, car en m’attaquant à l’antenne à ma direction, je démontrais que j’étais libre de le faire. »

Sa seule limite : « Le citoyen que je suis doit toujours être en accord avec l’homme de spectacle que j’essaie d’être. Je me demande toujours, est-ce que j’ai le droit de dire ça ? » Le 23 septembre dernier, une chronique fait grand bruit. L’angle est fin, tranchant, irréprochablement bien écrit : « Pourquoi souriez-vous, Anne Sinclair, pourquoi souriez-vous ? » Un refrain qui entrecoupe des scènes du retour du couple Sinclair-DSK en France. Grands sourires, le V de la victoire n’était pas loin. « Ce sourire-là, je trouvais que c’était de l’arrogance, le sourire des gens qui sont pris la main dans la confiture, mais qui n’ont jamais tort. Je sentais un truc de classe dégueulasse. Ça manquait de classe et d’humilité. » Ce matin-là, il respire très fort, sa voix s’essouffle : « Il y a une grande différence entre écrire et ressentir. Je me suis senti un peu dépassé. En fait, je perds mes moyens quand je suis trop sérieux. J’ai peur d’être sentencieux ou moraliste. » S’il est plus facile de dire les choses avec de l’humour, il aime à répéter que « oui, on peut rire de tout, mais on n’est pas obligé ». Et ça fait du bien d’entendre ça ! Des humoristes, il y en a partout, dans toutes les émissions, dans tous les journaux. Lassant. Il ne souhaite pas s’étaler sur le sujet, tout en lâchant : « C’est vrai, les purs comiques m’ennuient parfois un peu, car il y a cette obligation de rire. Moi, j’aime Philippe Caubère dans son spectacle La Danse du diable, à la fois drôle et bouleversant. J’adore Zouc. Au fond, je n’ai pas envie de faire rire avec la misère du monde ». Il n’aime parler ni de lui ni des autres. Sauf des artistes qu’il aime, Alexandre Vialatte, qui se présentait comme « un écrivain notoirement méconnu », Jean-Louis Fournier, Juliette, Yolande (Moreau). Et ceux qui le transportent : l’artiste Markus Raetz, Brassens, Barbara…

« Il y a des gens qui parlent, qui parlent… jusqu’à ce qu’ils aient enfin trouvé quelque chose à dire », disait Sacha Guitry. On en connaît tous un paquet. François Morel, c’est le contraire. Ce qu’il a à dire, c’est sur scène, dans ses disques ou ses livres. « Je n’aime pas prolonger mes propos », nous conviant ainsi à une hauteur d’écriture et de jeu. Il nous fait confiance. Il est une valeur ajoutée à notre intelligence.

Photos : Serge PICARD

Publié dans Causette #22

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