Cécile Lecomte, L’Écureuille contre le train nucléaire

Nous croisons tous, un jour, sur notre route, un petit garçon haut comme trois pommes qui nous menace très sérieusement de ses super-pouvoirs : « Attention, ze suis le plus fort du monde, les trains hop, ze les arrête d’une main ! » En général on lui frictionne tendrement la tête en rigolant « Ouh, que tu es fortiche, toi, j’ai peur ! » Et bien il ne faut pas rire, nous savons à présent que ça existe en vrai. Écoute Superman, approche… Dans le nord de l’Allemagne, vit un écureuil : pas roux mais blond miel avec de beaux yeux bleus. C’est une Écureuille, en fait. Une demoiselle à fossettes. Et bien tu sais quoi, elle aussi elle arrête des trains, et sans les mains !

On est partis à la rencontre du petit animal, surnommé Einchhoernchen – l’Écureuille en allemand, Cécile Lecomte pour l’état civil français. Après un périple avion-train-bus, on nous a lâchés, dubitatifs, au milieu d’un terrain vague dans la périphérie de Lunebourg, à une soixantaine de kilomètres de Hambourg. Il faisait froid malgré un grand soleil anémié. On avait beau scruter l’horizon, rien. « Pourtant des roulottes, ça doit se voir ! » Après quelques pas supplémentaires s’est détaché du ciel bleu le toit d’une roulotte, puis deux, puis trois. On a marché en silence à travers la prairie.

Cécile nous attendait, souriante, sur le pas de sa porte. Panneaux solaires et un long X au scotch jaune sur la façade (ndlr : « Stop au nucléaire »), on est à destination. Elle nous précède à l’intérieur en boitant légèrement. La roulotte est splendide : mélange de bois et de verre, elle s’élève sur un spacieux étage, mais quel bazar ! « On est en pleine installation, on a dû déplacer les roulottes de 4 km et ça nous a pris un temps fou ! » Mais je croyais que des roulottes, ça roulait ! « Ah mais celle-là, elle pèse dix tonnes ! À déménager c’est très compliqué, il faut la porter ! » Tiens, pas d’escalier pour monter à l’étage, je ne vois qu’une corde à nœuds et un trapèze. Elle rigole et comme si elle dévoilait une tricherie : « Oui mais regarde, j’ai mis des prises d’escalade . » Ah j’oubliais, on est chez une Écureuille ! Ici on ne monte pas se coucher, on grimpe au lit, c’est bien naturel.

Avant de démarrer l’entrevue, Cécile doit planter quelques clous pour finir l’installation des panneaux solaires. J’en profite pour tout regarder bien partout : cordes,  mégaphones, affiches, harnais, lanternes, torches, baudriers au milieu desquels émergent avec difficulté quelques assiettes, une casserole, des verres sales. Pas encore d’eau. « Il faut installer les gouttières pour récupérer l’eau de pluie », pour la douche et les toilettes, et bien « ce sera bientôt dans la roulotte là-bas. Pour l’instant on va chez des amis, ça permet de voir ce que l’on consomme ». Sympa, mais je ne vais pas trop boire, pas envie de mettre mes fesses à l’air en rase campagne par ce temps. Mais la vie est parfois bien faite, il n’y a rien à boire. Juste un fond de thé que Cécile me laissera. Le poêle à bois ronronne : « Je n’ai pu remettre le chauffage qu’aujourd’hui ! » Ça tombe bien !

Jusqu’à ce qu’on aille la « dégrimper »

Nous sommes dans l’antre de l’Écureuille. Née à Épinal il y a vingt-neuf ans, elle grandit à Orléans, fait ses études de langues à Chambéry et un Érasmus à Bayreuth, en Allemagne. Elle s’implique de plus en plus dans l’action politique de rue, de blocages en manifestations. Elle n’atterrit pas à Lunebourg par hasard : c’est la dernière station du Castor, avant d’arriver à Gorleben (voir encadré). Elle a demandé un poste de prof, elle l’a eu, mais a dû choisir entre la lutte et le salariat. Elle n’est plus prof et est devenue en cinq ans la bête noire des autorités allemandes. Que reproche-t-on à l’ex-championne de France d’alpinisme ? De pratiquer l’escalade politique. Elle grimpe partout, et reste en l’air jusqu’à ce qu’on aille la « dégrimper ». Un de ses modes opératoire c’est « l’occupation d’arbres » avec ses copains de Robinwood, et aussi « l’auto-menottage ». « C’est très simple, quand tu veux t’enchaîner en haut : tu prends une scie circulaire, tu coupes ta tige de métal, tu fais un angle, tu l’entoures autour de toi et du tronc, et tu soudes. Tu ne dois pas pouvoir te libérer toi-même. » Pourquoi ? « Parce qu’ils peuvent te tirer dessus des projectiles jusqu’à ce que tu craques et descendes. Là, ils sont obligés de grimper et de scier la branche au-dessus de toi pour te faire glisser. C’est le même principe lorsque tu t’attaches aux rails.» Ben voyons. « Mais le plus souvent on s’installe normalement dans les arbres. À Hambourg, l’an passé on est restés les trois mois d’hiver pour manifester contre la centrale à charbon. Au printemps, on est redescendus car ils n’ont plus le droit de couper les arbres. À cause des oiseaux. » Et le froid ? « On s’habitue. » Ah. Toujours est-il que le géant suédois de l’énergie Vattenfall a dû stopper les travaux.
« Ce qui compte, c’est le grain de sable dans l’engrenage. » Elle saisit une baguette molle qu’elle tartine de pâté bio et de pesto. Elle m’explique qu’elle applique la décroissance : « On récupère le maximum de nourriture dans les containers des supermarchés. Ce qui s’y jette est loin d’être périmé ! » Sur parole.

La femme qui arrêtait les trains

Avec les antinucléaires, elle initie une nouvelle méthode : le « blocage aérien des trains » qui transportent les déchets radioactifs. « Je tends des cordes dans les arbres de chaque côté de la voie, je me suspends et j’attends le passage du train. S’il y a un pont, je descends en rappel. » Le train s’arrête et attend que la police aille la chercher. Les policiers ont dû suivre une formation en décrochage. « Pas très doués », rigole-t-elle. « Toutes les actions sont pesées, étudiées, répétées, mais parfois il m’arrive de partir toute seule. Il faut avoir de l’intuition ». Ainsi, déjà à deux reprises, elle est allée, seule, bloquer des trains. Une fois suspendue, elle alerte les médias et son réseau. Le train s’arrête, il faut des heures pour la décrocher. Entre deux et dix heures.
Malgré des dizaines d’arrestations, la justice n’a pu, pour l’instant, la condamner qu’à des amendes – qu’elle ne paye pas, elle n’a plus de compte en banque. Rien de spécial pour le blocage, car c’est le vide… juridique. Parce que la zone aérienne dans laquelle évolue l’Écureuille est au-dessus de 4,80 m (entre 6 et 12 m), seuil du périmètre légal du rail. « Le train n’ose pas passer sous moi, il ne connaît pas mes intentions, il préfère stopper. » Alors, que faire ? En Allemagne existe l’intention d’infraction, qui permet d’arrêter les suspects et de les garder à vue, juste au cas où. En 2008, Cécile est restée quatre jours enfermée dans une cellule, pendant que passait le Castor. Ce fut pour elle un immense choc psychologique.

Et ce boitement, un accident ? « Non. Forme assez sévère de polyarthrite. J’ai une carte d’handicapée ! » Mademoiselle, la police allemande vous salue. Mais alors, bientôt au chômage technique ? « Mais non, je m’adapte. J’ai surtout mal quand je marche 100 m, mais quand je grimpe, ce n’est que 30 m, fais le calcul ! » Évidemment, un écureuil ne se domestique pas. Il a besoin de vivre au grand air, de grimper partout. « Je grimpouillais avant de marcher, c’est intuitif ! J’ai même escaladé la Deutsche Bank comme ça, à mains nues. C’était l’hiver et j’avais oublié mes gants… ça collait un peu. Mais j’ai réussi à danser sur le capitalisme, c’est beau, non ? » Ça a son charme, c’est certain. Quand elle n’escalade pas, ne se ligote pas sur des rails ou ne coupe pas du maïs OGM, l’Écureuille écrit dans des journaux militants, donne des conférences et anime des stages d’« escalade politique ». Première leçon : escalader un lampadaire. Elle est payée pour ça, en partie par la Bewegungsstiftung, fondation dont la vocation est d’aider les mouvements sociaux. À présent, de nombreux « parrains » la soutiennent, ce qui lui permet de ne pas trop mal gagner sa vie, même si elle est loin d’un Smic français. Et qui est le joli barbu sur la photo, là, sur le mur ? Si je ne me trompe pas, il est perché quelque part ? « Oui il grimpe aussi. C’est mon copain depuis dix ans, mais nous ne vivons pas ensemble, il est ingénieur météorologue et habite une maison passive . » Elle dit ça comme ça, dans cet ordre et c’est très joli. « Passive ». Des enfants en vue ? L’œil pétille discrètement : « On n’est pas obligé d’entrer dans un moule et puis j’ai horreur de faire des projets ! » Pourtant, il y en a un de projet qui semble pour bientôt, le 6 novembre exactement : l’arrivée du Castor ! Un Castor particulier cette année (voir encadré), mais Cécile ne souhaite pas trop en parler : « Il y a mille façons de participer à la résistance, y compris d’être empêchée . » Surprenante activiste, sans dogme, tolérante et dont le seul souci est de transmettre le désir de s’engager. « Il faut prendre conscience qu’il ne faut pas juste se satisfaire d’être conscient. » Elle se passionne pour Sartre et Camus, écoute Les Têtes Raides, Brassens et La Tordue. Sa religion, c’est le tryptique escalade-engagement-politique-non violence. Un agglomérat joyeux, ludique et redoutablement efficace.
Elle est « en marche », dans les deux sens du terme, allumée et allant de l’avant. Mais à la verticale. « La contestation, c’est l’escalade. »

Photo : Christophe MEIREIS

Publié dans Causette #11 – Novembre/Décembre 2010

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