Charlie Bauer, Résolution mon amour

Une thématique polar pour le prochain Causette ?
Pas mal ! Quelques frissons sous le cagnard ne sont jamais de refus.
– E t si on rencontrait un vrai bandit, pas un petit loulou, mais un gangster, un « grand-banditiste », je propose.
– Parce que t’en connais un, toi ?!
– Ben ouais, Charlie Bauer !
– Tu veux sûrement dire Jack…
– Nan, Charlie je vous dis ! Vingt-cinq ans de taule, huit ans d’isolement, lieutenant de Mesrine…
– Ah ! Gérard Lanvin dans le film Mesrine ? Vas-y, fonce !
Si Bauer t’entendait… Couic ! Il déteste être réduit à ça. Parce que sa vie à lui, c’est la révolution.

La voix est très grave, l’accent, du Sud :
– Hola !
– Bonjour, vous êtes Charlie Bauer ?
Une hésitation :
– Oui.
– Nous aimerions faire un portrait pour le magazine Causette.
– Mais dis-moi, tu es sûre de ce que tu veux ? Tu me connais ? Tu sais ce que j’ai fait, dis ? T’as lu mon livre ? T’es sûre que c’est bon pour toi de faire un portrait ?
– Oui.
– Et bien comme tu veux…
Quand Charlie donne sa parole, il la tient. Un bandit d’honneur ? Il préfère Rouge Bandit. Nous allons passer la journée à ses côtés, dans sa ville. Il répondra à toutes nos interrogations, se livrera sincèrement. Charlie Bauer n’est pas un homme de contrastes. Il est minéral. Né pour abolir le « système, détruire l’appareil », celui qui musèle et asservit une partie de l’humanité au profit de quelques-uns, les « nantis ». Il n’a qu’un mot à la bouche : révolution. C’est pour elle qu’il est né, pour elle qu’il mourra.

Robin des bois , l’arc en moins, le flingue en plus

Le petit Charlie a été biberonné à la pauvreté, l’injustice et le combat. Son père est un « héros » : juif, en route pour Auschwitz, il démonte le plancher du wagon et saute du train avec ses codétenus. Il est le seul survivant, prend le maquis. Communiste stalinien, il mène un combat radical qui passe par les exécutions sans aucun état d’âme. Difficile pour un enfant de ne pas être façonné par ce climat de révolte et de violence. Né dans les quartiers pauvres de Marseille, il récupère à l’âge de 5 ans des métaux qu’il revend pour s’acheter des pâtisseries. À 8 ans, son père le confie aux Jeunesses communistes.
À 14 ans, Bauer est devenu un grand délinquant altruiste, qui dévalise les symboles du capital – bijouteries, magasins de luxe – pour distribuer son butin aux pauvres de l’Estaque. On le qualifiera de Robin des bois, il sent utile d’ajouter : « Oui, mais avec des balles ! » Il soutient le FLN : « Marseille était la plaque tournante logistique militaire du FLN. On faisait sauter des trains, on leur planquait des armes. » Déserteur, sa guerre d’Algérie à lui, c’est dans le Sud qu’il la fera. Au passage, il perdra des amis, des potes de combat qui tomberont sous la mitraille. Pour lui, ce sera l’arrestation, la torture à la gégène, et le début d’une longue vie de prisonnier. Nous sommes en 1962 et Charlie n’a pas tout à fait 20 ans. Mais la prison,  l’isolement, la maltraitance, la torture n’y feront rien. Il continuera « de l’intérieur » sa révolution. Militera sans cesse pour de meilleures conditions de détention, sera en insoumission permanente, ira jusqu’à refuser certaines remises de peine. « Il faut être conséquent dans ses idées ! » C’est bien plus que cela, une obstination, une rage, une fureur de vivre, un besoin impérieux de distiller la révolution : « Mille piqûres d’abeilles sont aussi efficaces que la morsure d’un lion. »

La bête noire du pénitencier

Directeur de prison avec Bauer comme taulard ? Une plaie ! C’est de la nitroglycérine, ça peut vous exploser au nez à tout moment. Malgré des conditions de détention et une censure particulièrement draconiennes – en général à cette époque et en particulier pour Bauer –, il parvient à faire passer des messages à l’extérieur, organiser des évasions, répandre les mutineries dans les prisons de France. Même en quartier de haute sécurité (QHS), il réussit à se procurer des lames de rasoir et se taille les veines. Pas pour mourir, il n’est pas suicidaire pour un sou, il agit juste pour énerver son monde, pour enrayer le
système, le détruire. Et puis, c’est toujours une balade à l’hôpital de gagné…
Charlie Bauer pourrait écrire le Guide du routard des prisons : il en a fréquenté plus d’une vingtaine. Il est la patate chaude de l’administration pénitentiaire : on se le refile de QHS en prison, ce DPS (détenu particulièrement surveillé).
Ce qui paraît « drôle », si nous ne sommes pas baignés, submergés comme lui par la déesse Révolution, c’est que Bauer s’offusque d’« être ainsi traité », surveillé pour « avoir osé prétendre à un sentiment, une idée de liberté ! » Ben oui, Charlie, mais quand même, tu avales les lames de rasoir. Les scies à métaux, tu les planques dans ton anus… Tu communiques par le siphon des toilettes, tu scies tes barreaux, creuses des tunnels, c’est agaçant à la fin ! Las, on en arrive à le passer directement au détecteur à métaux et, lorsqu’une lame est détectée, on utilise un énorme aimant permettant la descente prudente de la lame le long des intestins.
– Charlie, comment fait-on pour avaler des lames derasoir ?
– Alors, tu vois, c’est très simple, quand on te la donne…
– Mais qui te la donne, au fait ?
Regard sombre, silence. Je la ramène pas.
– Quand on te file la lame, tu la coupes en deux dans la longueur, puis tu enroules du papier toilette, tu avales puis tu la récupères dans ta cellule, dans ton seau… et tu te taillades les veines.
– Par exemple. Mais c’est un peu dangereux, non ?
– Oui, c’est sûr. Y’en a même qui en meurent.
Charlie passe son Bac en prison puis poursuit des études philo, psycho, socio. « Le savoir doit servir à apprendre. L’étude était un front de lutte. » Au cours de ces années, il rencontre Renée, qui devient son amour, sa compagne de révolution. Encore aujourd’hui à ses côtés.
– Une visiteuse de prison, n’est-ce pas ?
– N’importe quoi, ça la fout en pétard quand les journalistes disent ça. Elle déteste le caritatif. Ma femme, elle est comme moi : révolutionnaire !

Mesrine se conduisait comme un bourgeois. Je n’étais pas d’accord avec lui, il n’était pas politique.

L’ère Mesrine

En 1977, il bénéficie d’une liberté conditionnelle. Il s’installe avec Renée, devient père d’une petite fille, Sarah Illioucha, en hommage à Lénine. Il bosse dans une librairie de Caen et rejoint Pierre Goldman, avec qui il monte un groupe de réflexion antifasciste. Il se retrouve vite en cavale, recherché par toutes les polices de France. C’est le moment que choisit Jacques Mesrine, en cavale lui aussi (il s’est évadé du QHS de la Santé), pour le contacter. Il souhaite le rencontrer. Bauer refuse, il le trouve trop bruyant avec les médias, « pas assez conceptuel ». Mesrine revient à la charge, lui propose de braquer ces maudits QHS. Entretemps, Bauer s’est brouillé avec Goldman1. Il accepte alors la rencontre.

« Mesrine était un révolté, pas un révolutionnaire !, tient à préciser Bauer. Il braquait des banques et s’achetait des grosses bagnoles avec le fric, il se conduisait comme un bourgeois. Je n’étais pas d’accord avec lui, il n’était pas politique. Je ne perdais pas de vue de le changer. Et j’étais d’accord pour lutter contre les QHS et puis, on se marrait bien aussi faut dire »
Le 2 novembre 1979, toujours en cavale, Charlie et Renée sont dans un magasin d’électroménager, à la recherche d’un lave-linge (!), lorsqu’ils apprennent la mort de Mesrine, criblé de balles par la police quelques minutes plus tôt. Charlie se précipite chez lui pour détruire les plans d’attaque des QHS, les armes et l’argent. Raté, les policiers l’attendent déjà : retour à la case prison. Derrière les barreaux, il devient le porte-drapeau de la lutte contre les QHS. Il obtient le soutien d’intellectuels, dont Sartre. Petit à petit, et suite à de nombreuses révoltes, les conditions de vie des prisonniers s’améliorent.

« Les belles utopies seront la réalité de demain »

Neuf ans plus tard, Charlie redécouvre la liberté. Il écrit Fractures d’une vie2, qui devient vite un succès populaire et se vend à 150 000 exemplaires. Les médias se disputent sa gueule de film sombre et son verbe de bandit. Il fascine. Marguerite Duras dira de lui, à Apostrophes : « Il est très intelligent. Bouleversant. Mais après, tu te dis qu’il est à fuir, parce que la vérité sort de lui par flots. C’est insoutenable, […] c’est curieux, il avait l’air d’être heureux, […] d’un bonheur de vivre très pur, sans traces de regrets, d’amertume. ».
L’ex-taulard coupe pourtant court à cet engouement : hors de question de devenir un « pantin médiatique, une poupée mondaine ». Il rejette les propositions  cinématographiques et littéraires pour se rattacher, naturellement, à sa mission : la révolution !
– Charlie, la prison vous a pris vingt-cinq ans de votre vie, votre jeunesse, vous n’avez pas l’impression que c’est cher payé pour, finalement, une utopie ?
– Non, je n’ai rien perdu ! Je me suis battu pendant ces vingt-cinq ans. Je n’ai pas survécu, j’ai vécu, résisté, j’ai été libre ! Et je le suis encore aujourd’hui ! Les belles utopies seront la réalité de demain.
Aujourd’hui, à 68 ans, Charlie continue sa lutte. Il a troqué la Kalachnikov contre un diplôme de sociologue et utilise le « verbe armé ». Il donne des conférences sur l’enfermement, l’exclusion et participe à de nombreuses aventures de réflexion : théâtre, musique, action culturelle. Il déplore que « les gens n’aiment plus la liberté, mais la sécurité ». Son espoir est intact, il se dit mauvais père et mauvais mari, car la révolution lui prend tout : « Mais putain, ce qu’elle baise bien ! »
Charlie utilise encore un vocabulaire qui paraît désuet aujourd’hui : appareil, système… Même lutte des classes ou révolution. On est plus habitué à délocalisation, crise, moralisation du capitalisme. Une sorte de résignation sémantique. Les prises de parole de Bauer ont-elles encore un sens ? « C’est vrai, ce que tu dis, mais ne t’inquiètes pas, tu verras, les choses bougent, il y aura un nouveau mouvement… Le cheval de Troie est entré. » Où, comment ? Mystère. Juste un regard noir malicieux qui vous fixe. Il cite Victor Hugo : « Ceux qui vivent sont ceux qui luttent ».
On s’embrasse et on se quitte, sous la pluie. Il va faire nuit.
Sur l’autoroute, silence dans la voiture. Christophe, le photographe, me demande :
– Tu crois qu’il est sur écoute, qu’on nous suit ?
– Oui, sans dout. Tiens, regarde la voiture arrêtée, ça doit être la DST.

Photo : Christophe MEIREIS

Publié dans Causette #9 – Juillet/Août 2010

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