En cette rentrée littéraire, au milieu des romans amoncelés sur nos bureaux, un livre se détache : « Moi, Jean Gabin ». Une auteure… Goliarda Sapienza. Le coeur s’accélère. Le trouble. L’excitation se cogne à l’angoisse. Vais-je ressentir l’émotion, la sidération que j’ai connues en lisant son « autre » livre « L’Art de la joie » ? On craint toujours, quand on est en amour, que le deuxième rendez-vous soit moins magique. On termine la lecture de « Moi, Jean Gabin » et on a honte d’avoir douté. Mais faut me comprendre
Lire L’Art de la joie, de Goliarda Sapienza, c’est fendre sa vie en deux. Tourner la dernière page, c’est entrer en solitude. Endurer un trépas.
Comment vivre désormais sans plus jamais côtoyer Modesta, l’héroïne de ce roman d’apprentissage, à qui on a emboîté le pas pendant 640 pages, que l’on a accompagnée de sa plus tendre enfance à sa vieillesse ? À Catane, sous le soleil âpre de Sicile. On a couru sur la terre brûlée, aimé avec elle, souffert, on a dansé, on a nagé de nuit à ses côtés, on a fait l’amour à tort et à travers, on a eu faim, peur, froid en prison, on a lutté contre les fascistes et fait valdinguer les conventions par-dessus sa longue robe. Modesta s’est tout permis. Et nous avec. On a tout accepté. Crimes et coups tordus compris. Tuzzu, Mimmo, Tina, Carmine, Pietro, Inès, Carlo, Béatrice, Jacopo, Antonio, Vincenzo, Joyce… Ils sont des dizaines à murmurer dans nos cœurs, même des années après. Si inoubliables et sublimes personnes. On aime L’Art de la joie de manière irraisonnable, déchirante. Ce formidable hurlement de liberté résonne toujours. La liberté même au prix des convenances. C’est la seule morale de Modesta. Ce livre est l’un des plus beaux romans sur l’émancipation, doublé d’un roman historique sur l’Italie du début du XXe siècle. Nous sommes sidérés. Se révèlent à nous des caches intimes jusqu’ici inaccessibles.
On apprend sur soi, sur son altérité. Ce livre porte un charme. Non, il n’est pas charmant, il est hanté. Celui qui s’approche succombera. Bonheur à lui.
Goliarda veille sur ceux qu’elle aime Ça ne s’arrête pas là. Car j’ai découvert que l’histoire de ce livre est tout aussi ensorcelante. Goliarda Sapienza – dont la force, la flamboyance, l’intégrité et la fragilité ressemblent furieusement à celles de Modesta – a mis dix ans à écrire son grand oeuvre, L’Arte della gioia, de 1969 à 1979. Tous les éditeurs italiens le refusent. Peu importe qu’elle soit une comédienne connue pour avoir tourné avec Visconti, ça ne change rien. Sa mère, l’impétueuse Maria Giudice, figure du Parti socialiste et ancienne rédactrice en chef d’Il Grido del popolo (« Le Cri du peuple »), connaît du beau monde et tentera même de faire intervenir le président de la République. Rien, niente, les éditeurs refusent toujours. Personne ne veut de ce livre. Goliarda meurt en 1996. Son mari, Angelo Pellegrino (nous allons le retrouver bien vite !), le publie à compte d’auteur. Il passe inaperçu. Aux oubliettes.
En 2005, coup de théâtre, les éditions Viviane Hamy font paraître L’Art de la joie. En quelques semaines, il devient un best-seller, puis un long-seller qui frôle aujourd’hui les 300 000 exemplaires vendus. En six mois, il sera traduit en quinze langues et fera son retour en Italie. Ce pays se réveille enfin et découvre, grâce à la France, le chef-d’oeuvre. Catherine David, journaliste au Nouvel Observateur, parlera alors non pas d’événement littéraire, mais « d’événement existentiel ». J’aurais voulu inventer cette phrase.
Que s’est-il passé ? Il y eut un tel hasard de rencontres, toutes plus improbables les unes que les autres, qu’il est difficile de croire que Goliarda n’y soit pour rien, quelque part au loin dans les étoiles. Je vous assure que cette femme vit encore et veille sur ceux qu’elle aime. Écoutez !
Une dinguerie d’éditeur
Frédéric Martin est un jeune éditeur passionné, un amoureux de la littérature, un fondu, un fêlé. Au début des années 2000, il travaille aux éditions Viviane Hamy, où il fait la découverte de Goliarda Sapienza. Et le rencontrer, le faire parler de Goliarda, je vous l’assure, c’est replonger dans L’Art de la joie. C’est refaire la traversée. On retrouve le frisson dans le dos, l’accélération du cœur. Magique ! Mais l’homme refuse de s’attribuer l’entière paternité de ce succès. « En 2003, Waltraud Schwarze, éditrice allemande exceptionnelle, m’informe qu’elle vient de tomber sur un livre vraiment “particulier” et me met en garde : “C’est un très gros livre, la traduction sera très coûteuse, et aucun journaliste ne le lira puisque l’auteure est morte, mais ça devrait te plaire.” » Ça devrait te plaire… Entre “dingues”, on se comprend. « J’ai commencé par demander à Nathalie Castagné, la traductrice, de nous faire une fiche de lecture, mais elle a été si émue qu’elle n’a pas pu s’empêcher d’entamer la traduction [voir l’encadré page suivante]. Viviane Hamy et moi avons immédiatement décidé de lancer la parution du livre sur ce simple extrait. La traduction a forcément été longue. Nathalie me l’envoyait par morceau, ce qui ne se fait jamais. On se soutenait psychologiquement l’un l’autre. Nous étions trop bouleversés, il fallait partager l’émotion au fur et à mesure. Ça aurait été trop intense de tout recevoir d’un seul bloc ! Ce livre nous avait choisis ! »
Il a ensuite fallu organiser la sortie, faire en sorte que la presse en parle. Frédéric a alors eu l’idée de s’adresser d’abord aux libraires, bien des mois avant la parution officielle. « Je les ai appelés en les incitant à lire ce livre tellement “bizarre”— j’ai employé ce terme —, et ils ont été engloutis dans l’histoire. Ce sont eux qui ont déclenché le phénomène “Art de la joie”. Un matin, Anne Crignon, journaliste au Nouvel Observateur, m’appelle pour me demander : “Qu’est-ce qui se passe ? C’est quoi, ce livre dont tous les libraires parlent ?” J’ai su que c’était parti ! J’en ai pleuré. Elle a fait le premier article et toute la presse a embrayé. » Les lecteurs ont suivi, ils sont aussi tombés en amour et l’ont fait partager. C’est devenu l’un des romans les plus offerts. « On ne peut pas garder ce livre pour soi. C’est trop, trop de joie, trop d’apprentissage, trop de découvertes, trop d’émotions… », s’émeut Frédéric Martin. À quand les confréries secrètes Goliarda Sapienza ? Peut-être existent-elles déjà, je ne serais pas étonnée.
Frédéric peut parler des heures. Du livre (il l’a lu huit fois), de Goliarda, de Modesta…
Ça se mélange un peu. L’une se fond dans l’autre. Il reconnaît qu’il est proche du
mysticisme. « J’ai parfois l’impression de l’avoir rencontrée », avoue-t-il. Et nous, on
est pendus à ses lèvres. Frédéric entretient avec Angelo, le dernier époux de Goliarda, une relation tout à fait particulière. Ils vivent une histoire d’amour dont Goliarda est l’objet. Ce sont les gardiens du temple. Angelo a ainsi confié à Frédéric, pourtant « jeune éditeur » (il a fondé sa maison, Attila, en 2009) 1, la parution des œuvres complètes de Goliarda en France. Et ce, en dépit des mastodontes de l’édition qui lui faisaient de gros clins d’œil.
« Qu’aurait fait Jean à ma place ? »
Je n’ai pas la place de raconter la vie de Goliarda. Terrifiante. Non, terrible. Elle a vécu follement, est parfois tombée dans la folie. Les éditions Attila ont eu l’extrême délicatesse d’enrichir Moi, Jean Gabin d’une splendide biographie de son auteure, agrémentée d’illustrations originales. Que Goliarda est belle ! Dans ce dernier ouvrage, on retrouve avec bonheur la carusa tosta, la gamine intraitable et crâne de L’Art de la joie. Cette enfant qui voit au cinéma Pépé le Moko et fera de Jean Gabin son maître à penser. Elle essaie de marcher comme lui, de regarder et surtout de penser comme lui ! « Qu’aurait fait Jean à ma place ? » Goliarda encore, à Catane, au milieu d’une grande famille branque et engagée. Parents, cousins, voisins, professeur, et même Marx, ils sont tous là : impossible de ne pas y retrouver les personnages de L’Art de la joie ! Un délice. Qui prouve que, non, Goliarda Sapienza n’est pas la femme d’un seul livre ! Et Frédéric Martin qui nous confie avec malice que « ce n’est pas fini ! » Il a ouvert la malle remplie de manuscrits qu’Angelo lui a déposée. C’est maintenant sûr, Goliarda ne va pas nous quitter comme ça !
Merci à Frédéric Martin, Nathalie Castagné et Angelo Pellegrino.
Merci à Valentine Pauvert.
Angelo, le gardien de l’oeuvre
Nous avons retrouvé le bel Angelo Pellegrino, cet été, dans un coin de campagne sicilienne. Il a tenu à témoigner pour « Causette »… ou plutôt pour Goliarda. Bah ! on n’est même pas jalouses. Quand il rencontre Goliarda, elle est en pleine écriture
de « L’Art de la Joie ». Ils se voient régulièrement, et elle lui donne à lire ce qu’elle écrit. Au fur et à mesure. « C’est à partir de là que j’ai commencé à éprouver une attraction de plus en plus grande. Nous devînmes de plus en plus intimes, et Goliarda de plus en plus inépuisable. Un amour est né, un lien qui a duré tant qu’elle fut en vie et que j’entretiens encore, en compagnie de son oeuvre. Ma vie est devenue définitivement conditionnée par le destin de Modesta. » Vingt-deux ans les séparaient, mais Angelo n’a jamais ressenti de différence d’âge. « C’était même un point fort de notre relation et c’est ce qui a permis le passage de témoin après sa mort pour trente nouvelles années. »
Une traductrice en mission
On ne pouvait pas ne pas remonter à la source du texte. Nathalie Castagné, traductrice de « L’Art de la joie » et de « Moi, Jean Gabin », nous a gentiment répondu. Elle l’a fait aussi pour Goliarda. « Quand j’ai commencé à lire Goliarda, le hasard m’a semblé s’être transformé en nécessité : j’étais stupéfiée et révoltée de découvrir un livre pareil. Ce qui était particulier pour la traductrice que je suis était de porter cette oeuvre absolument seule, ou presque, pendant des mois, avec le sentiment que beaucoup, dans son destin, dépendait de moi. Il y avait aussi cette sensation de parenté inhabituelle avec quelqu’un que je traduisais, au-delà de nos différences, en même temps que de découvrir un langage qui me parlait, lui aussi, de manière singulière. Tout cela me donnant le sentiment très rare que ce livre devait passer par moi. »